Qu’est-ce que le Texte explicatif des points-clefs, lampe secrète ?

Publié le 7 Avril 2021

Rigdzin Gödem, l'« inventeur » (gter ston) du Gongpa Zangthal – Illustration empruntée aux Œuvres complètes de Tülku Tsullo.

Qu’est-ce que le Texte explicatif des points-clefs, lampe secrète ?

C’est un texte d’une vingtaine de pages qui se trouve au vol. III (p. 141-162) de l’édition d’Adzom Drukpa du Gongpa Zangthal, qui est lui-même le cycle de pratique le plus élevé du Dzogchen ou « Grande Complétude » dans les Trésors du Nord (Byang gter).

Ce texte est particulièrement important dans ce cycle pour la présentation de certains points-clefs des pratiques préliminaires spécifiques du Dzogchen. Mais son contenu est allusif, au sens où il ne présente pas ces pratiques dans un ordre absolument clair ni en les incluant pleinement dans la séquence complète des exercices à pratiquer, telle qu’elle apparaît dans le manuel de pratique du Gongpa Zangthal composé par Tülku Tsullo (cf. Manuel de la transparution immédiate, Le Cerf, 2016). Par ailleurs, il donne souvent des éléments de détails sans rappeler à quoi ils se rapportent.

Il donne également, par ailleurs, des instructions sur la pratique visionnaire (thod rgal), à la fois quant à la technique et quant aux expériences. Tülku Tsullo ne le cite que pour ces deux groupes de points, ce qui explique que, dans les extraits ci-dessous (tous les passages cités par Tülku Tsullo), on a des passages ramassés autour des p. 143-146, puis 150-151 et enfin 156-157. D’où l’utilité d’entreprendre une paraphrase intégrale.

Quant aux pratiques préliminaires du Dzogchen, au reste, il y a au moins une apparence de contradiction quant à l’ordre des pratiques préliminaires dans le Gongpa Zangthal, c’est-à-dire, telle qu’il est présenté d’un texte à l’autre. Le problème est relevé et résolu de la manière suivante par Tülku Tsullo (Manuel de la transparution immédiate, p. 194) :

« À cet égard, dans le Manuel fondamental, c’est immédiatement à la suite de la dissociation corporelle qu’est enseignée la purification du corps ; puis viennent successivement la dissociation verbale et la dissociation mentale, suivies de la présentation de la purification de la parole et de la purification de l’esprit.

Or, se dira-t-on, cela contredit : (a) la manière de présenter les choses du Texte[explicatif] des points-clefs, lampe secrète dont l’agencement des matières place d’abord l’explication de la [triple] dissociation, et ensuite la purification du triple portail; et (b) la présentation de la succession [de ces mêmes matières] dans le Manuel fondamental lui-même.

Mais [en vérité] il n’y a pas d’incohérences : en général, dans les manuels de la tradition orale comme [dans ceux] des trésors cachés, il y a une manière de donner les instructions qui joint à chacune des dissociations du corps, de la parole et de l’esprit, la purification du triple portail [correspondante]. Et il y a une autre manière où, comme dans le Texte [explicatif] des points-clefs, lampe secrète, c’est après avoir fait les trois dissociations que l’on pratique la purification du triple portail. Ici, le Manuel fondamental enseigne à la fois les deux ; c’est pourquoi il n’y a pas de contradiction.

Quant à la première de ces manières, en enseignant expressément la purification du corps à la suite de la dissociation corporelle, [le Manuel fondamental] joint implicitement à chacune des deux dissociations, mentale et verbale, la purification correspondante : ainsi présente-t-il l’une des manières de donner les instructions auxquelles il faut s’entraîner. Et comme, à la lettre, il présente les dissociations verbale et mentale d’abord, puis les purifications de la parole et de l’esprit, [on comprend qu’] implicitement, bien qu’il assemble la dissociation corporelle et la purification du corps l’une à la suite de l’autre, [en fait] il ne faut pas les faire [dans cet ordre], mais commencer par les trois dissociations, l’une après l’autre, pour passer ensuite à la purification du triple portail. Il enseigne donc une seule et même manière de faire et il n’y a donc pas de contradiction, ni entre le Manuel fondamental et le Texte [explicatif] des points-clefs, ni entre ce qui précède et ce qui suit dans le Manuel fondamental lui-même.

Quand on met [ces préliminaires] en pratique, il faut bien distinguer les deux [systèmes] ; mais ici, en accord avec les rubriques [proposées] plus haut, selon la tradition qui sépare [les dissociations d’une part et les purifications d’autre part], on expliquera la purification du corps ultérieurement. »

Voici maintenant les trente-quatre citations du Texte explicatif des points-clefs, lampe secrète dans l’ordre où elles apparaissent dans le Manuel de la transparution immédiate. On notera que l’auteur suit pratiquement l’ordre du texte, de sorte que si les citations permettent quelquefois d’éclairer les points en question, son intention est aussi clairement, en quelque sorte, de commenter la Lampe elle-même en citant son texte parfois obscur dans un texte qui aide à mieux le comprendre. Ce qui explique aussi pourquoi Chhimed Rigdzin Rinpoché appelait le manuel de Tülku Tsullo « le commentaire du Gongpa Zangthal ».

La pagination qui apparaît en tête est celle de la traduction française du texte ; après la citation, j’ai fait figurer la référence dans l’édition tibétaine de référence du Texte explicatif des points-clefs, lampe secrète, c’est-à-dire dans le t. III de l’édition Adzom Drukpa, en cinq volumes, reproduite en 1973 dans la série Smanrtsis Shesrig Spendzod (Leh Ladakh), puisque c’est celle dont Chhimed Rigdzin Rinpoché m’a autrefois donné un exemplaire.

Les pratiques préliminaires spécifiques du Dzogchen

[Pour une paraphrase complète du texte, voir vidéos ici]

  1. MTI, p. 188 : « Triple est la profonde pratique préliminaire. Pour amener les Trois corps, avoir pratiqué le yoga des quatre éléments fait obtenir l’accomplissement ultime. Pour amener l’Intelligence, la conduite qui dissocie d’avec le saṃsāra et le nirvāṇa permettant d’établir une frontière, on ne pénètrera plus dans le saṃsāra: point-clef capital. Pour amener l’esprit, on pratique les préliminaires du corps, de la parole et de l’esprit ; ainsi obstrue-t-on la porte des affections de l’esprit [et notamment] des sensations. »
  2. = gNad yig gsang sgron, p. 143, avec des petites variantes relativement à notre texte. Passage parallèle dans le Bi ma’i ’grel tig (p. 337), avec une inversion dans l’ordre des pratiques. Traduit dans la vidéo n° 1.
  3. MTI, p. 202 : « Si de la sorte on n’a pas mis en œuvre comme préliminaire la conduite qui dissocie [les trois portes] du saṃsāra et du nirvāṇa, on sera pareil à un voyageur qui sans escorte et sans informations se met en route. » = gNad yig gsang sgron, p. 146.
  4. MTI, p. 206 : « Au moment de l’abandon à l’état naturel, laisse ton corps être comme un nuage, comme une vapeur, une fleur de coton ; au moment où tu penseras à dire quelque chose, frappe-le du sceau de la lettre A ; et quand tu abandonneras l’esprit à sa condition naturelle, c’est un point-clef que de méditer les bâtisses de fer étagées. » = gNad yig gsang sgron, p. 145-146.
  5. MTI, p. 208 : « Si ces trois dharma de l’abandon à l’état naturel font défaut,
    On sera comme l’individu qui, asservi à sa tâche jour et nuit sans relâche, est physiquement épuisé. » = gNad yig gsang sgron, p. 146.
  6. MTI, p. 210 : « Médite [-toi] d’une couleur correspondant à ton élément [dominant] :
    Rats, bœufs et tigres méditent leur corps de la blancheur de l’eau ;
    Lièvres, dragons et serpents méditent leur corps jaune [comme] la terre ;
    Chevaux, moutons et singes méditent leur corps rouge [comme] le feu ;
    Oiseaux, chiens et porcs méditent leur corps de la verdeur de l’air. »
    = gNad yig gsang sgron, p. 144.
  7. MTI, p. 211-212 : « C’est donc ainsi que cela est bénéfique. Les [pratiquants] supérieurs méditeront [cela] pendant trois jours ; les moyens, pendant sept jours ; les plus ordinaires, dix. [Cette] mesure [du temps de pratique] en fonction des facultés supérieures, moyennes ou inferieures est conforme à ce qui est dit dans le Texte [explicatif] des points-clefs, lampe secrète. » = Paraphrase de gNad yig gsang sgron, p. 144, l. 3-4.
  8. MTI, p. 213 : « Quand on appose le sceau aux apparences externes, propulser autant que possible le souffle vers l’extérieur est un point-clef. » = gNad yig gsang sgron, p. 144.
  9. MTI, p. 214 : « Au moment où tu apposeras le sceau sur les agrégats internes,
    C’est un point-clef que de retenir le souffle au-dedans autant que possible. »
    = gNad yig gsang sgron, p. 144.
  10. MTI, p. 215 : « Lorsque tu développeras la puissance à l’égard des apparences externes,
    C’est un point-clef que de t’entraîner à ce que ton corps ne soit plus arrêté́ par rien.
    [Cela] est nécessaire pour que toutes les apparences se défassent comme l’arc-en-ciel. » = gNad yig gsang sgron, p. 144.
  11. MTI, p. 216 : « Quand tu t’exerceras à l’égard du corps interne, ce sont des points clefs de retenir l’air à l’intérieur et de méditer le corps comme un nuage. » = gNad yig gsang sgron, p. 144.
  12. MTI, p. 217 : « Lorsque tu seras à la recherche de la souplesse, si tu es homme, tu aspireras l’air par la narine droite ; si tu es femme, tu inspireras un moment l’air par la narine gauche – c’est un point-clef. » = gNad yig gsang sgron, p. 144-145.
  13. MTI, p. 218 : « Lors de la mise en route, les hommes ramèneront le hūṃet l’Intelligence dans leur cœur par l’œil droit, les femmes les ramèneront par le gauche – c’est un point-clef. La conscience pénètrera, pour les hommes, par la narine droite et pour les femmes par la gauche – c’est un point-clef.
    Ce procédé a la vertu de mettre le corps, la parole et l’esprit en chemin. »
    = gNad yig gsang sgron, p. 145.
  14. MTI, p. 222 : « Au moment des préliminaires de l’esprit, [celui-ci] se produit à partir de l’intégrale non-production : examine ce que cela veut dire. Examine s’il demeure [où que ce soit] parmi tout ce qui subsiste. Examine tous les “lieux” où il pourrait disparaître, dans les deux [termes d’] être et néant. C’est un point essentiel. » = gNad yig gsang sgron, p. 145.
  15. MTI, p. 225 : « Si l’on n’avait pas ces préceptes préliminaires, on serait comme qui perd [sa récolte] de fruits faute d’avoir posé une clôture, les animaux des bois ayant pénètré [dans son verger]. » = gNad yig gsang sgron, p. 146 [1].

Les techniques et les signes de la pratique visionnaire :

  1. MTI, p. 302 : « Celui qui, au moment de la pratique principale, ne maîtrisera pas les points clefs du corps, de la parole et de l’esprit, sera pareil à qui escompterait une récolte sans avoir cultivé son champ. Aussi, celui qui se flatterait d’obtenir la perception directe immédiate sans les points clefs du corps, de la parole et de l’esprit ressemble à qui prendrait un aveugle pour guide. » = gNad yig gsang sgron, p. 146.
  2. MTI, p. 306 : « Le point clef de la lampe d’eau du lasso à longue portée, ce sont les regards. En regardant avec le regard du Corps d’émanation, on verra les apparences trompeuses en tant que Réalité, et cela suspendra toutes les idées fictives : l’Intelligence ne se départira pas de la cible qu’elle vise. En regardant avec le regard du Corps de fruition, on verra d’une perception directe les visions de la Réalité et ce qu’opèrent les fictions s’interrompra ; l’essence propre de la connaissance principielle viendra au jour sous la forme de gouttes et gouttelettes. En regardant avec le regard du Corps de Réalité, on verra la [pleine] mesure des trois Corps. L’Intelligence elle-même demeurera là où on la posera. » = gNad yig gsang sgron, p. 151.
  3. MTI, p. 307 : « Pour ce qui est de reconnaître la connaissance principielle d’Intelligence, au moment des points clefs des portes, que l’on ne se départisse pas des trois regards, car ils ne sont pas ordinaires. Si l’on fixe sans s’écarter l’un quelconque d’entre eux, des couleurs [apparaîtront, dont] voici le détail : si d’abord on voit surtout du rouge, c’est un point clef que regarder vers le bas en pressant [les yeux]. Si le jaune prédomine, c’est un point clef que de les révulser vers le haut. Si c’est le vert qui prédomine, on les tournera à gauche; si c’est le bleu, on fixera au milieu; si c’est le blanc, à droite. Si l’on ne voit d’abord aucune prédominance, c’est un point clef que [regarder] vers le bas en pressant. Si les cinq couleurs sont claires, c’est un point clef que de ne pas changer du regard, quel qu’il soit, que l’on est en train d’appliquer.
  4. Pour ce qui est des visions de l’Élément, quand on verra initialement la goutte, c’est un point clef que de la regarder également des deux yeux. Si cela apparaît sous la forme de barres horizontales, c’est un point clef que de faire converger les yeux en face de soi. Si cela apparaît sous la forme de stries ascendantes, c’est un point clef que de regarder vers le bas. Si cela apparaît sous la forme d’un triangle, c’est un point clef que de le regarder en pressant [les globes oculaires]. Si l’on voit un carré, c’est un point clef de regarder en fixant à droite. Si l’on voit un disque, c’est un point clef que regarder en fixant à gauche. Si c’est un demi-disque que l’on voit, c’est un point clef que de regarder au-dessus. Si apparaissent clairement les formes des cinq connaissances principielles, la [divinité] principale et son entourage, c’est un point clef que de ne pas changer de ce [regard] même [que l’on est en train d’appliquer]. » = gNad yig gsang sgron, p. 150-151.  
  5. MTI, p. 308 : « Pour ce qui est du point clef du champ objectif de venue au jour, l’objet externe, c’est le ciel vide, sans nuages, mais non dénué de soleil, car c’est le point clef pour que toutes choses soient maîtrisées en tant que Réalité, que vacuité. L’objet interne, c’est l’Élément, lampe archipure; celui qui ne s’en sépare pas prépare l’expérience du fait que toutes choses sont au-delà des paroles et des textes. » = gNad yig gsang sgron, p. 152.
  6. MTI, p. 311 : « Si l’Intelligence n’était pas fixée sur l’Élément, l’on serait comme qui n’obtient pas la satisfaction de ses vœux, [bien qu’il possède] un joyau accomplissant les souhaits, parce qu’il ne lui fait pas offrande. » = gNad yig gsang sgron, p. 152.  

Les fruits de la pratique, ou les quatre visions :

  1. MTI, p. 329 : « Lors de la vision intuitive de la Réalité,
    On fera l’expérience claire et vide de l’Élément et de l’Intelligence. » = gNad yig gsang sgron, p. 156.
  1. MTI, p. 332 sq. : « La vision de la prolifération des expériences est double : expériences visionnaires et expériences cognitives. – Les expériences visionnaires sont de deux [ordres] : expériences de couleurs, tel le blanc, et expériences d’Éléments, tels des anneaux quinticolores ou des bordures diaprées. – Les expériences cognitives sont également de deux ordres : les expériences perceptives, telles que fumées, vue brouillée, ou lampes, et les expériences de recueillement sur le vide, la compassion, etc. » = gNad yig gsang sgron, p. 156-157.
  2. MTI, p. 341 : « Pour ce qui est de la vision de l’Intelligence parvenue à sa pleine mesure, ton corps se libèrera en claire lumière ; tu atteindras à la pleine mesure dans le maṇḍala des dieux et des déesses ; et le recueillement adamantin se manifestera. Tu maîtriseras la Terre de grande connaissance principielle, Et les six clairvoyances ne connaîtront nul obstacle.
    Tu gouverneras les activités Éveillées. » = gNad yig gsang sgron, p. 157.
  3. MTI, p. 345 : « Qu’est-ce que la vision de l’épuisement dans la Réalité ? – Les choses du saṃsāra, agrégats, sphères et bases de la connaissance, karmaet passions, s’effaçant (zad), par le point clef du nirvāṇa, l’appréhension des systèmes philosophiques dans leur particularité se dissipe également. Comme s’interrompent (zad) l’accroissement et la prolifération graduels des Corps et connaissances principielles, en définitive, on parvient à l’aboutissement de [ces mêmes] Corps et connaissances principielles. On devient indissociable de Vajradhara. » = gNad yig gsang sgron, p. 157.
 

[1] [Le texte, dans les diverses éditions tibétaines du manuel de Tülku Tsullo, est étrange et visiblement corrompu (j’ajoute entre crochets ces variantes) : De ltar sngon du ’gro ba’i [ms. et xyl. : sngon ’gro’i] man ngag med na | rib ma ma byas par [ms. : rags ma byas par] shwa bud nas [ms. : sha ’ud; xyl. : shwa’ud] zhing thog tu lhag pa dang ’dra [ms. : zhing thog lhags pa < xyl. : lhag > dang ’dra] | – J’ai traduit le sens que l’on peut conjecturer à la croisée des trois versions, mais en privilégiant l’édition de référence du Gongpa Zangthal.]

Rédigé par Stéphane Arguillère

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