Premières lignes de la Vie de Rigdzin Pema Trinley

Publié le 8 Avril 2021

Premières pages de la Vie de Rigdzin Pema Trinley
Dans la Chronique des Trésors du Nord (Byang gter chos ’byung)

༄༅། ། རིག་འཛིན་ཆེན་པོ་སྐུ་ཕྲེང་བཞི་པ་བློ་བཟང་པདྨ་འཕྲིན་ལས། རིག་འཛིན་རྒོད་ལྡེམ་སྐུ་ཕྲེང་བཞི་པ་

Le quatrième de la guirlande de corps du Grand Vidyādhara [1], Lozang Pema Trinlé [2] : la quatrième incarnation de Rigdzin Gödem

རིག་འཛིན་ཆེན་པོ་བློ་བཟང་པདྨ་འཕྲིན་ལས་འདི་ཉིད་ཨོ་རྒྱན་དུས་གསུམ་མཁྱེན་པས་རྡོ་རྗེའི་ལུང་གིས་

[fut] le Grand Vidyādhara Lozang Pema Trinlé. Quant à la manière (tshul) dont il fut l’objet d’une prophétie de vajra par [Celui] d’Oḍḍyāna qui connaît les trois temps [3],

བསྟན་ཚུལ་ནི་རྒྱལ་དབང་ལྔ་པ་ཆེན་པོའི་དག་སྣང་གསང་བ་རྒྱ་ཅན་གྱི་ནང་ཚན་སྣ་ཚོགས་རྡོ་རྗེས་མཚན་

[il y a] une section (nang tshan) des Visions pures secrètes et scellées du Grand Cinquième Vainqueur [4], [dite] « scellée

པའི་རལ་གྲིའི་རྒྱ་ཅན་ལས། ཆོས་འདི་སྤེལ་བའི་ཆོས་ཀྱི་བདག༔ པདྨའི་མིང་ཅན་དམ་ཚིག་ཅན༔ ཕྱག་ན་

par le sceau d’une épée marquée d’un double vajra », dans laquelle [il est dit] : « “Le [5] maître [6] qui propagera ce Dharma, au nom de Padma, ayant un samaya [pur],

རྡོ་རྗེའི་སྤྲུལ་པ་སྟེ༔ སྙིང་གར་ཤ་མཚན་ཅན་ལ་གཏོད༔ ཅེས་པའི་ལུང་ཟིན་གྱི་སྐྱེས་བུ་ཁྱོད་ཡིན་ཞེས་གསུང་

[sera] une émanation de Vajrapāi, ayant au cœur une marque [dans sa] chair : [tu] le lui confieras [7].” C’est lui l’individu (skyes bu) [ainsi] prophétisé (lung zin gyi), dit-il”,

གིས་དབུགས་དབྱུང་གནང་བ་དང་། ཨོ་རྒྱན་གཏེར་བདག་གླིང་པའི་གཏེར་ལུང་ལས། སྤྱི་ཡི་ཆོས་བདག་

et il lui procura le soulagement [8]. Selon une prophétie révélée (gter lung) d’Orgyen Terdag Lingpa [9] : « Le maître général du Dharma,

བྱང་སེམས་སྐྱེས་བུ་བརྒྱདཿ ཅེས་པའི་ནང་ཚན་གཅིག་ཡིན་པ་དང་། ཁྱད་པར་ཤ་འུག་གཏེར་ལུང་ལས།

[issu] d’une lignée [d’incarnations] d’individus [tous] bodhisattva… » : [Pema Trinlé] fut l’un de (nang tshan gcig) ceux-là. En particulier, selon les prophéties révélées de Shawuk [10] :

བདུད་འཇོམས་སྤྲུལ་པ་ལས་ཀྱི་བཀའ་རྟགས་ཅན༔ ལོ་ཧི་ཏ་འགྲམ་གསང་སྔགས་ཆོས་འཁོར་བསྐོར༔

« L’émanation de Düdjom [11], ayant le sceau (bka’ rtags) du karman [12], fera tourner la Roue du Dharma sur les berges du Lohita » [13].

ཞེས་དང་། གཏེར་སྟོན་བདུད་འདུལ་རྡོ་རྗེའི་གཏེར་ལུང་ལས། ཨ་ཙར་ཡེ་ཤེས་དབྱིངས་སྤྲུལ་ལྷོ་ཕྱོགས་

Et selon les prophéties révélées de l’inventeur de trésors Düdül Dorjé [14] : « L’émanation (sprul) de l’ācārya (maître) Yéshé Yang [15], [venant] du sud,

ནས༔ རིག་འཛིན་མིང་ཅན་ཐུགས་ཀར་སྨེ་བས་བརྒྱན༔ ཞེས་དང་། ལྷ་བཙུན་ནམ་མཁའ་འཇིགས་མེད་ཀྱི་

au nom de Rigdzin, son cœur orné de grain(s) de beauté [ou tache(s) de naissance]… » [16]. Dans la vision pure [dag snang : type de texte révélé] de Lhatsün Namkha Jigmé [17],

དག་སྣང་རིག་འཛིན་སྲོག་སྒྲུབ་ཀྱི་རྩ་བའི་ཆོས་བདག་གི་ནང་ཚན། དེ་འོག་འཇམ་དཔལ་གཤིན་རྗེའི་སྤྲུལ༔

[il y a un cycle intitulé] La pratique de vie [18] du Vidyādhara [où figure une liste des] principaux détenteurs du Dharma (rtsa ba’i chos bdag) dont [il est] l’un des membres (nang tshan) : « Après lui [19], [viendra] une incarnation de Mañjuśrī-Yama [20] ».

ཞེས་པ་རྗེ་འདི་ཉིད་ལ་ངོས་བཟུང་བ་དང་། ཡང་དེ་ཉིད་ལས། ལྷོ་ནས་ཕུན་ཚོགས་ནོར་བུའི་མིང༔ ཞེས་པ་རྗེ་

C’est à ce vénérable (rjes de nyid) que cela s’applique (ngos bzung ba au sens : définir, caractériser). À nouveau du même [groupe de textes] : « [Venant] du sud, [un individu du] nom de Phun tshogs nor bu… » : [il s’agit] du père de ce vénérable,

འདིའི་ཡབ་ཀརྨ་ཕུན་ཚོགས་དབང་པོ་དང་། དཔལ་གྱི་བསམ་ཡས་ལྷོ་ཕྱོགས་སུ༔ སྒྲོལ་མའི་འོད་ཟེར་བུད་

Karma Phüntshok Wangpo. De plus (dang) [il est dit, dans le même texte] : « Au sud du glorieux [monastère de] Samyé, [il y a,] rayon de lumière de Tārā

མེད་ལུས༔ སྒེག་མཛེས་གདུང་ལ་སྨེ་བས་བརྒྱན༔ འདི་ཕྲད་རང་བཞིན་གྲོལ་བར་འགྱུར༔ ཞེས་པ་དེ་རྗེ་

[au] un corps de femme, charmante et belle, au corps (gdung) paré de marques de naissance [ou grains de beauté] — [si on] la rencontre, on sera naturellement libéré » : c’est la mère

འདིའི་མ་ཡུམ་རིག་འཛིན་བུ་ཁྲིད་དབང་མོ་བཅས་ཡབ་ཡུམ་སྲས་གསུམ་ལུང་གིས་བསྟན་པ་ལྟར།

de ce vénérable, Rigdzin Butri Wangmo. Ainsi, le père, la mère, le fils, tous trois ont-ils été indiqués prophétiquement.

 

[1] Titre général de Rig ’dzin rGod ldem [1337-1409] (et de toutes ses incarnations successives jusqu’à nos jours. Sur tous ces personnages, voir sur Treasury of Lives : https://treasuryoflives.org/biographies/view/The-First-Dorje-Drak-Rigdzin,-Rigdzin-Godemchen-Ngodrub-Gyeltsen/P5254 et les fiches auxquelles cette page renvoie. Sur l’histoire de cette lignée jusqu’à Padma ’phrin las, lire surtout la thèse de Jay Valentine, The Lords of the Northern Treasures, qui se trouve sur le site Academia (si vous n’arrivez pas à y accéder, je vous l’enverrai en pdf).

[2] 1641-1717.

[3] Padmasambhava.

[4] Le cinquième Dalaï Lama, Ngag dbang blo bzang rgya mtsho (1617-1682). Lire aussi sa biographie abrégée sur Treasury of Lives : https://treasuryoflives.org/biographies/view/Ngawang-Lobzang-Gyatso/6065.

[5] Il y a ici clairement une citation dans une citation : visiblement, le cinquième Dalaï Lama cite un texte prophétique tiré d’un gter ma et le commente, ou plutôt, rapporte un commentaire qu’il a entendu dans une vision.

[6] « Maître », ici pour chos bdag qui connote à la fois maître et possesseur : la conception de l’autorité spirituelle dans le bouddhisme tibétain est liée à l’idée d’une sorte de passation de la légitimité, comme une propriété, par héritage. Le « maître » légitime est donc aussi le « propriétaire » du Dharma, certes pas au sens juridique moderne de la « nue propriété » (qui autorise à faire n’importe quoi de ce dont on est propriétaire), mais en un sens traditionnel où le possesseur est en quelque sorte possédé par sa possession, c’est-à-dire, au service de sa bonne transmission à la génération suivante.

[7] Le texte n’est pas d’une clarté limpide et je reconstitue le sens sans connaître précisément le contexte ; mais il est clair que le Cinquième Dalaï Lama fut l’un des principaux maîtres de Padma ’phrin las et qu’étant donné son propre intérêt, très grand, dans les « Trésors du Nord », c’est y compris dans ce domaine qu’ils eurent ce rapport de maître à disciple.

[8] Locution figée : « donner du souffle », sens littéral : donner un second souffle à celui qui pourrait être épuisé par les peines qu’il a déjà traversées ; sens propre : prophétiser à un bodhisattva son Éveil futur, en lui donnant le nom qu’il aura quand il sera devenu un Bouddha. Par extension : faire une prophétie relative à la véritable identité et à la carrière d’un grand être spirituel.

[9] gTer bdag gling pa, alias sMin gling gter chen ’Gyur med rdo rje (1646-1714), l’autre très grand maître rnying ma pa contemporain de Padma ’phrin las au Tibet central, également lié à l’établissement du pouvoir du « Grand Cinquième ».

[10] Non identifié. Sha ’ug est clairement un toponyme, il y a beaucoup de références dans les biographies de gter ston de trésors trouvés à sha ’ug brag, sha ’ug stag sgo… Ici, il s’agit certainement d’une référence périphrastique à un gter ma connu, mais je n’ai pas pu l’identifier.

[11] sNa nam rDo rje bdud ’joms, un des « vingt-cinq disciples » de Padmasambhava selon la tradition rNying ma. Rig ’dzin rGod ldem — et après lui tous les membres de cette lignée de sprul sku — sont dits être des incarnations de ce personnages historiquement mal connu.

[12] Dans le contexte, il s’agit sans doute encore d’une marque physique.

[13] Lohita (skt. : « rouge »). Pour un aperçu de l’étendue des sens de ce terme en Inde : https://www.wisdomlib.org/definition/lohita. Ici, il s’agit du Brahmapoutre, car le monastère de rDo rje brag, siège des activités de Padma ’phrin las et de la tradition du Byang gter depuis le début du XVIIe siècle, est situé sur les rives de ce fleuve. Cf., par exemple : https://en.wikipedia.org/wiki/Dorje_Drak.

[14] sPo bo gter ston bDud ’dul rdo rje (1615-1712). Il existe des éditions de ses révélations, comptant de 8 à 12 volumes.

[15] Ye shes *dbyings, dans le texte tibétain, est évidemment une erreur pour Ye shes dbyangs. Un autre des vingt-cinq disciples de Padmasambhava, dont presque rien n’est connu. Ce qui importe, c’est cette manière constante de faire de l’époque contemporaine des personnages dont on parle le reflet en miroir d’un « âge d’or » spirituel (le temps de Padmasambhava) et politique (l’époque de Khri srong lde’u btsan). Comme Padma ’phrin las est plutôt censé être une incarnation de rDo rje bdud ’joms que de Ye shes dbyangs, il se peut qu’il s’agisse ici de son père, en effet « venu du sud », comme on va le revoir.

[16] La phrase n’est pas complète, c’est une simple allusion à un passage de texte peut-être connu des lecteurs. La fonction de la citation dans les textes tibétains est complexe : parfois, il ne s’agit pas tant de prouver la vérité que l’on avance par référence à un texte faisant autorité, que d’appliquer ce texte à quelque chose pour en spécifier le sens, voire, surtout de capter pour soi toute l’autorité du texte à l’appui de ce que l’on a décidé d’affirmer, etc.

[17] 1597-1650. Un maître rnying ma pa, qui a eu de nombreuses révélations, dont le Rig ’dzin srog sgrub dont il est question ici. Voir, par exemple : https://www.rigpawiki.org/index.php?title=Lhatsün_Namkha_Jikmé.

[18] Srog signifie sans doute ici la force vitale, connotant plutôt l’essence que la longévité (pour une pratique de longue vie, on utilise plutôt la formule tshe sgrub).

[19] De ’og, très courant dans les textes de prophéties, notamment rnying ma, connote fortement : « après sa mort » (celle du personnage dont on vient de parler), comme s’il s’agissait d’une généalogie royale où l’on faisait se succéder les dates de règnes.

[20] Yamāntaka, forme terrible de Mañjuśrī, surtout connu dans l’iconographie tibétaine sous l’aspect Vajrabhairava (à tête de buffle, très pratiqué chez les dGe lugs pa selon les lignées de Rwa lo tsā ba transmises par les Sa skya pa), était propicié à rDo rje brag sous un autre aspect, dit ’Jam dpal tshe bdag (« Mañjuśrī Maître de la Vie »). Il y a, dans l’édition récente du Byang gter en 63 tomes, une dizaine de volumes de ce cycle de gter macomparativement très ancien — sa découverte est attribuée à Zhang khrom rDo rje ’od ’bar, qu’il faut peut-être situer au IXe siècle (même s’il y a aussi des hypothèses, plus « confortables » au vu de ce que l’on sait par ailleurs des gter ston, au XIe siècle. Ce système de « Mañjuśrī Maître de la Vie » a sans doute eu un grand rôle dans la réputation des rNying ma pa pour la « magie de guerre » (« war magic ») qui a contribué à leur donner leur place dans le système du dGa’ ldan pho brang, à côté de leur fonction de lien avec l’époque impériale, via les gter ma. Je ne serais pas étonné que la destruction intégrale des grands monastères de rDo rje brag et sMin sgrol gling par les Dzungars en 1717-1718 leur ait été inspirée autant par la perception de ces monastères comme des hauts lieux des rituels magiques pour la protection de l’État tibétain, que par le fanatisme dge lugs pa par lequel on a toujours expliqué leurs saccages.

Rédigé par Stéphane Arguillère

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