Le feu imagé qui calcine les notions desséchées Image, concept et vision chez Longchen Rabjam (Klong-chen rab-’byams, Tibet, 1308-1363)

Publié le 9 Avril 2021

Un très vieil article jamais publié, que je n'ai pas le courage de mettre à jour et que je n'écrirais plus de cette façon aujourd'hui, mais qui mérite peut-être tout de même cette forme d'auto-publication…
Le feu imagé qui calcine les notions desséchées
Image, concept et vision chez Longchen Rabjam (1308-1363)

Introduction

Remarque liminaire sur image et concept dans les pensées d’« Orient » et d’« Occident »

C’est un lieu commun de dire que les « pensées de l’Orient » sont d’un caractère plus métaphorique, c’est-à-dire d’un moindre degré d’élaboration conceptuelle, que la philosophie « occidentale ». On a pu y voir, du reste, une faiblesse ou une force ; mais le fait lui-même passe pour être bien établi.

Toutefois, force est de constater que, jusque dans les grands systèmes de la philosophie européenne, il est souvent difficile de départager image et concept, sinon en principe et dans leur définition, du moins en pratique et dans la lettre du discours. Cela est éminemment visible lorsque le mythe est invoqué au défaut de la construction conceptuelle — voire, pour permettre de la pousser plus avant, comme c’est le cas partout dans les dialogues de Platon ; ou encore, quand l’instance du « comme si » est invoquée ouvertement pour explorer un domaine encore vierge [1]. La machine, dans la philosophie classique, par exemple, est-elle image servant à une comparaison, ou est-elle proprement concept ? Et que dire des cas où un dispositif conceptuel ne s’impose à la pensée que par le truchement d’une image, dont on ne saurait dire si elle en est la simple illustration a posteriori, ou bien si, plutôt, elle est le modèle qui a permis l’élaboration de ce dispositif ? Rappelons-nous, par exemple, le rôle du paradigme de la statue dans la présentation du schème aristotélicien des quatre causes.

La notion même d’image, dans les philosophies d’Occident, est-elle un concept, ou bien une image ? Peut-on saisir conceptuellement l’image dans sa différence relativement au concept ? Spinoza, par exemple, y parvient ; mais c’est au prix d’une redéfinition complète du champ de l’imagination et de l’imaginaire, entièrement étrangère à la tradition philosophique occidentale non moins qu’à la pensée commune.

Allons plus loin : on pourrait montrer que l’inventivité conceptuelle, y compris dans les domaines les plus spéculatifs, a bien souvent suivi le fil inducteur de l’image. Qu’en serait-il de la notion moderne du sujet, sans le Livre du Sage de Charles de Bovelles ? Or, il est visible que c’est une rêverie (scientifiquement et techniquement bien informée) sur la perspective en peinture qui s’y trouve transposée dans le registre de la théorie de la connaissance et de la perception. L’invention du sujet au sens de la philosophie moderne relève presque d’un jeu de mots, celui qui combine le sens de deux quasi-homonymes, le sujet au sens de substratontologique dans la pensée médiévale et le sujet au sens de point-sujet ou point de vue dans la théorie de la perspective. Le déplacement de la théorie de la perspective et sa « condensation » ingénieuse avec un autre discours sont bien des procédés métaphoriques — et pourtant, ici, ils ouvrent le champ pour ce qu’il y a de plus solide et de plus systématique dans la philosophie moderne.

Il en va de même pour nombre d’autres élaborations théoriques de la Renaissance, qui peuvent apparaître poétiques plus que rigoureuses aux yeux des lecteurs post-cartésiens et superficiels, mais qui n’en ont pas moins été, outre leur valeur propre, la féconde matrice de la pensée de l’âge classique. Cette dernière, pour apparaître conceptuellement plus pure, n’en reste pas moins suspendue aux analogies audacieuses et aux métaphores surprenantes des Renaissants comme au terreau où elle a poussé sa racine.

Il nous semble que l’on ne saurait prendre qu’avec la plus extrême prudence tout essai d’une transposition dans le champ de la philosophie de l’idée bachelardienne d’une ascèse de la raison, idée selon laquelle le niveau de scientificité serait en quelque sorte proportionnel au degré de résistance au mouvement naturel de l’induction des images. Au vu de ce qu’elle a enfanté de plus remarquable, la philosophie (en Occident comme en Orient) apparaît comme une activité de la pensée qui se maintient sur le fil du rasoir entre deux abîmes, soit, d’une part, le délire de l’imagination, avec toutes ses nuances esthétiques ou mystiques, et, d’autre part, la sécheresse de la raison scientifique.

En tout état de cause, c’est certainement la familiarité de nos métaphores traditionnelles qui nous les fait apparaître comme des concepts, l’enveloppe imagée s’étant comme ternie à l’usage ; tandis que l’étrangeté des concepts opérant dans les pensées éloignées culturellement des nôtres fait que nous n’en voyons guère que les dehors bariolés, la teneur conceptuelle étant comme voilée par l’éclat bigarré de la surface quasi-sensible.

Absence d’une distinction pensée entre image et concept dans la philosophie bouddhique ; parallèles occidentaux, notamment Berkeley

Pour ce qui est du bouddhisme en particulier, un point rend difficile le traitement de la question de la fonction des images dans ses constructions doctrinales : c’est que les Bouddhistes ne semblent pas s’être mis en peine de penser nettement cette distinction entre images et concepts — distinction que nous venons de relativiser, mais qui ne s’en impose pas moins jusqu’à un certain point (un traité de philosophie n’est pas exactement un recueil d’allégories). Il est clair que les auteurs bouddhistes ont conscience de la différence entre la doctrine et l’image, voire l’assemblage d’images agencées en paysage, ou même (quand la durée s’ajoute à la mise en espace imagée) en fable, en apologue, en mythe. Pour autant, outre la simple reconnaissance de la différence fonctionnelle entre le sens et son illustration imagée, distinction que le bouddhisme semble avoir puisée dans la réflexion indienne sur les figures de style [2], il ne semble pas exister, dans la pensée bouddhique, de texte traçant une ligne de démarcation philosophiquement consistante entre concept et image.

Il n’y a pas nécessairement là une faiblesse. Après tout, peut-être l’usage d’opposer si fortement concept et image n’est-il, en Occident, que le vestige du platonisme avec lequel a commencé notre philosophie. N’est-ce pas là qu’il faut chercher la source de cette ligne de partage entre une pensée qui fait corps avec le corps — la « fantaisie », modalité quasi-sensible du penser, naturellement dupe des séductions de la Caverne — et une pensée affranchie de la servitude du corps, procédant selon son ordre et sa nécessité propres ? Or, dans le bouddhisme, à proprement parler, d’une part l’on ne trouve rien d’exactement comparable à l’opposition du sensible et de l’intelligible chez Platon, et, d’autre part, en général, le corps n’est guère conçu comme facteur central d’erreur et d’illusion. De plus, les conceptions bouddhiques de la connaissance, du moins s’agissant de la pensée discursive, ressortissent à une forme de nominalisme dont les répondants occidentaux eux-mêmes — par exemple, Guillaume d’Ockham, ou, plus nettement encore, Berkeley — paraissent effacer cette ligne de démarcation entre image et concept.

On ne retient communément du nominalisme que sa négation de l’existence des universaux, soit en tant que substances individuelles extra-mentales et distinctes de ce qu’elles participent (au sens de Platon), soit à même les individus singuliers (au sens de Scot [3]). Mais une autre dimension capitale de cette doctrine est de faire du concept ou universel une idée singulière qui signifie une multiplicité de choses singulières [4], et de tendre à comprendre cette singularité de l’idée en un sens qui la rapproche considérablement de l’image. En effet, quand on assimile le concept au terme (mental) et que l’on pense celui-ci sous les espèces du signe, on en vient bientôt à penser qu’un concept n’est qu’une image, qui par soi n’est tout au plus que le signe mental de la chose singulière dont l’impression sur les sens a occasionné sa naissance, et qui ne devient signe de multiples autres choses singulières que par une institution mentale, laquelle n’en change pas la nature, mais seulement la fonction.

La doctrine se trouve sous cette forme achevée notamment chez Berkeley, quand il pousse à l’extrême la doctrine nominaliste  de la supposition. Quand cet auteur écrit : « …je ne nie pas absolument qu’il y ait des idées générales, mais seulement qu’il y ait des idées générales abstraites[5] », il veut dire, en somme, qu’un concept n’est rien de plus que l’idée (ou l’image) d’une chose singulière quelconque, à laquelle on fait représenter indifféremment tout un ensemble d’autres choses.

Autrement dit, l’idée n’a pas un contenu universel,

« car l’universalité, autant que je puisse la comprendre, ne consiste pas dans la nature ou dans la conception positive, absolue, de quelque chose, mais dans la relation qu’elle entretient avec les particuliers qu’elle signifie ou qu’elle représente (…). Ainsi, quand je démontre une proposition sur les triangles, on doit supposer que j’ai en vue l’idée universelle de triangle ; mais il ne faut pas comprendre que je peux forger l’idée d’un triangle qui ne serait ni équilatéral, ni scalène, ni isocèle ; comprenez seulement que le triangle particulier que je considère, peu importe de quelle sorte il est, représente également tous ces triangles rectilignes, en tient lieu et est, en ce sens, universel. » [6].

Selon une telle approche, il n’y a aucune différence ontologique (« formelle », diraient Descartes ou Spinoza) entre une image (mentale) et un concept ; la seule différence tient à ce que l’on fait signifier à cette image, par une opération qui, pour un nominaliste extrême comme l’est Berkeley, lui est purement extrinsèque [7]. La pensée rationnelle est alors tout simplement une certaine manière de faire usage des idées ou images mentales, c’est-à-dire de les agencer, de les combiner, de les rapporter les unes aux autres. On peut, et même on doit, distinguer imagination et raisonnement, comme régimes distincts d’agencement des signes, mais cela ne permet pas de tracer une ligne de démarcation forte entre image et concept.

Le sens et l’exemple

Ces considérations liminaires dans le champ de la philosophie occidentale nous auront averti de la difficulté de principe qu’il y a à bien distinguer images et concepts, ou la doctrine et ses métaphores. Ce n’est donc qu’avec la plus grande prudence qu’il faut procéder à l’analyse ici enisagée, en partant très précisément et très concrètement du rapport entre sens (conceptuel) et illustration (imagée), tel qu’il se trouve dans une portion quelconque de la littérature doctrinale bouddhique, en espérant que le corpus choisi aura valeur exemplaire.

Il est courant de trouver, dans cette littérature, des textes où, pour des raisons de pédagogie, chaque explication philosophique est accompagnée d’une ou plusieurs illustrations qui la rendent plus accessible.

Quelquefois, leur fonction est d’ajouter de la vraisemblance à l’idée avancée, en attendant de lui donner une démonstration en forme. Même un auteur aussi austère que le peut être Candrakīrti ne dédaigne pas d’avoir quelquefois recours à ce stratagème ; témoin le passage suivant :

La vacuité perd celui qui la saisit comme absence d’essence. (…) [Elle] mène aussi à sa perte celui qui la saisit sous forme d’essence.

[Objection :] — Il est vrai qu’une chose utile, mal saisie, ne rend pas service ; mais comment pourrait-elle nuire ? La graine, semée au mauvais mépris de l’ordre, ne détruit pas le semeur. [Réponse :] — Aussi le maître donne-t-il un exemple pour éclaircir son propos :

Comme le serpent maladroitement saisi, comme la science magique mal appliquée.

Un serpent, saisi selon les prescriptions par la force des herbes et des formules magiques, apporte un énorme amas de richesses, parce qu’on peut s’emparer des gemmes qu’il porte sur la tête, et qu’elles assurent leur subsistance aux possesseurs de l’animal ; mais il tue qui le saisit sans tenir compte des règles. La science magique appliquée selon les prescriptions favorise le magicien, mais le perd s’il l’applique au mépris des prescriptions. De même aussi la vacuité, cette souveraine science magique, appliquée, saisie selon les enseignements, en suivant la voie moyenne et en mettant de côté les croyances à l’être, au non-être, etc., procure à son possesseur le bonheur sublime que répand en averse l’extinction sans résidu de substrat, et qui a pour saveur unique l’apaisement du feu dévorant de la douleur, naissance, vieillesse et mort ; mais elle perd à coup sûr, de la manière décrite plus haut, celui qui la saisit sans se conformer aux enseignements spéciaux [8].

Dans ce genre d’usage, on peut dire que la comparaison imagée soutient l’effort d’une pensée qui, déroutée par l’étrangeté des idées qui lui sont proposées, ne pourrait que les trouver improbables si l’on ne lui montrait pas qu’elle souscrit déjà, par ailleurs, à des idées analogues [9]. C’est bien en ce sens que, pour faire admettre, contre la force du préjugé, l’irréalité générale des phénomènes, les auteurs du bouddhisme tardif font usage, notamment, des huit comparaisons classiques du rêve, de la fantasmagorie magique, de l’illusion d’optique, du mirage, des reflets de la lune dans l’eau, de l’écho, des châteaux de nuages et des émanations magiques[10]. Tout se passe comme si les Bouddhistes adhéraient tacitement à ce principe aristotélicien, selon lequel l’activité de la pensée est toujours à la fois doublée et corroborée par celle de l’imagination (ou, plus exactement, de la fantaisie), un peu comme le géomètre raisonne en prenant appui sur les figures qu’il trace, sans toutefois que ses conclusions soient tirées de l’examen de ces figures. De même, l’invraisemblance de la vacuité pour le sens commun n’est-elle pas combattue sans le renfort des comparaisons imagées.

Cela rappelle cette excellente question classique de philosophie scolaire : que peut une preuve contre un préjugé ? Si les preuves sont faibles contre des opinions qui n’ont pas leur source dans la raison, à l’opposé, les vraisemblances que l’on conjecture à partir d’analogies avec des phénomènes communs et bien connus de tous (les songes et les reflets), quoique moins concluantes, sont plus persuasives [11].

Pour aller plus loin dans l’analyse, deux voies se proposent : ou bien l’on part de textes très classiques, patrimoine commun des Bouddhistes, ou du moins des Mahāyānistes, tel le Laṅkāvatāra-sūtra ou l’Avataṃsaka-sūtra, par exemple ; ou bien l’on se concentre sur un corpus moins central dans l’histoire générale du bouddhisme tardif, mais où les jeux entre agencements d’images et constructions de concepts sont poussés à un degré extrême, donnant à voir en quelque sorte en grand ce qui, ailleurs, n’eût été visible qu’à l’examen le plus rapproché. C’est pour la seconde piste que j’ai opté ici, en choisissant d’esquisser le cas du principal auteur tibétain de l’école rNying ma du bouddhisme tibétain au quatorzième siècle, Klong chen rab ’byams.

Après une caractérisation générale du style de cet auteur dans l’écriture et dans la pensée, qui illustre de manière insigne (en la poussant à l’extrême) une certaine manière bouddhique de marier image et concept, on en verra un exemple particulièrement frappant par l’examen de la métaphore filée de la formation des nuages par évaporation de l’océan dans sa Chambre au trésor des Écritures (Lung gi gter mdzod).

Pour expliquer et nuancer l’impression produire par l’explication de ce qui, dans cet exemple, pourrait apparaître comme une simple particularité dans la composition, voire dans l’invention philosophique, je passerai ensuite à l’étude du discours de la confrontation à la nature ultime des choses. S’y agencent présentation rituelle d’objets symboliques et explications doctrinales.

Puis, à la fois pour éclaircir certains éléments des textes de confrontation et pour donner quelques éléments d’un corps métaphorique d’une importance centrale chez Klong chen rab ’byams, je dirai quelque chose des images connotant l’intérieur et l’extérieur et les processus d’extériorisation et d’intériorisation, dans le bouddhisme en général et chez cet auteur en particulier. À la faveur d’un survol de certains éléments du mythe de commencement du rDzogs chen, cela m’amènera à dire un mot de la formation originelle du corps propre, thème qui, dans les corpus occidentaux comparables (néoplatonisme, etc.), est étroitement lié à celui de la « fantaisie », faculté productive des images.

Enfin, on en viendra à un aperçu de la pratique visionnaire du Thod rgal où, à l’usage d’images subordonnées à des idées dont elles sont les illustrations, se substitue la vision directe de l’absolu figuré, les visions de connaissance principielle, relevant d’un genre de connaissance imagée supérieure à la connaissance conceptuelle, discursive.

Ces diverses esquisses, ainsi disposées bout à bout, présenteront un caractère quelque peu décousu : il ne s’agit que de la première esquisse publiée d’un travail systématique que j’ai en chantier sur les images et métaphores dans l’écriture de Klong chen rab ’byams. On ne trouvera pas ici un point de vue unifié sur ces questions et je me suis contenté de multiplier les perspectives sans en présenter le géométral.

IMAGES ET CONCEPTS CHEZ KLONG CHEN RAB ’BYAMS

Idée générale

Klong chen rab ’byams doit être considéré non moins comme littérateur que comme philosophe. Non seulement il a une œuvre purement poétique à côté de sa contribution majeure à l’exégèse tantrique et à la philosophie, mais c’est encore et surtout par le caractère singulier de son style, y compris dans le registre doctrinal, qu’il mérite le titre de poète.

Chez lui, le lien du registre imagé au registre conceptuel n’a rien d’une simple application de l’ensemble des idées sur le corpus des images, liant chaque notion singulière avec les métaphores qui l’illustrent. Il ne s’agit pas d’une pure subordination des images aux idées dont elles sont le répondant.

Tout d’abord, il faut observer une première particularité de l’usage des images dans l’œuvre de Longchen Rabjam : tandis que, chez les auteurs classiques, les images restent disjointes les unes des autres, là où les concepts font système, chez cet auteur, en revanche, ces images s’agencent en constellations complexes. Elles forment un tissu de renvois réciproques dont la liaison interne, même si elle n’atteint pas le degré de consistance du système conceptuel, n’en est pas moins éloignée de l’éparpillement coutumier des exemples illustrant les textes philosophiques du bouddhisme.

Ce n’est pas qu’il y ait chez Longchen Rabjam un réseau autonome de métaphores, qui serait consistant par soi, répondant en miroir à un réseau de concepts, l’un doublant l’autre en parallèle, sans interaction. Les deux registres, au contraire, sont entrelacés, même si l’analyse les peut disjoindre sans que l’un ou l’autre se disloque.

Parfois, c’est une métaphore filée qui permet d’opérer la connexion des concepts dans un ordre qui, s’il n’est pas irrationnel, permet du moins des synthèses qui ne laissent pas de surprendre même un bon connaisseur de la tradition philosophique du bouddhisme [12]. Mais ce n’est pas toujours l’image qui est le truchement ou le vecteur de ces synthèses inopinées ; quelquefois, des liens logiques entre deux idées permettent d’agencer ensemble les images illustrant ces idées, et c’est alors l’élément conceptuel qui est moyen terme dans la conjonction de métaphores disparates. Ou, ce qui n’est qu’une variante de ce dernier cas de figure, l’auteur marie entre elles diverses images illustratives d’une même notion.

Toujours est-il que Longchen Rabjam construit un plan unique [13] où s’agencent images et concepts en des hybridations qui sont souvent aussi fécondes philosophiquement qu’elles sont poétiquement heureuses.

 

 

Bref, les rapports du registre conceptuel et du registre imagé n’ont pas seulement valeur pédagogique, pour l’exposition des idées, mais également heuristique, dans l’invention conceptuelle. Il y a là l’un des ressorts de l’innovation philosophique chez notre auteur, qui, à cet égard, n’est pas sans faire penser, en Europe, à un Nicolas de Cues, par exemple, à un Giordano Bruno, ou, encore une fois, à un Charles de Bovelles.

La métaphore filée de la formation des nuages par évaporation de l’océan, un exemple typique d’entrelacs d’imagerie poétique et d’élaboration philosophique

Illustrons la manière dont l’induction des images sert de point d’appui pour l’invention conceptuelle par l’un des exemples les plus achevés qui s’en puisse trouver dans l’œuvre de Longchen Rabjam : la longue métaphore filée de la formation des nuages par évaporation de l’océan à la fin de la Chambre au trésor des Ecritures [14]. On montrera ensuite comment le montage d’un véritable paysage à partir d’une combinaison très systématique d’images partielles (qui, prises à part, ne sont que des lieux communs) produit un effet doctrinal audacieux.

[319] L’apparence [du soleil] sous le couvert des nuages se ramène elle-même, en son principe, à [la puissance] expressive du soleil (nyi ma’i rtsal), car c’est par [cette puissance] expressive du rayonnement solaire, se projetant (phog) sur le sol et l’océan, que se produit un échauffement, dont la vapeur [forme] les brumes qui, dans le ciel, se massent en bouillonnant. Ce sont elles qui, formant les nuées, obombrent le soleil. De même, la [puissance] expressive de l’Intelligence étant passée (g.yos) dans l’épiphanie du Fond qu’elle ne reconnaît pas pour elle-même, [il advient] une appréhension [des divers moments de cette épiphanie] en tant que soi et non-soi.

[320] De ce fait, le divertissement (rol pa) [de l’Intelligence] vient au jour sous la forme des apparences trompeuses (’khrul snang) [que sont] l’esprit, [d’une part,] et ce qui se manifeste à son point de vue (sems kyi ngo na snang ba), [d’autre part ; soit] le monde phénoménal, contenant et contenu. Le corps [propre], la parole et l’esprit occultent le Corps, la Parole et l’Esprit de l’Intelligence originellement sise dans l’Eveil[15], lesquels, de la sorte, deviennent inapparents ; d’où vient que l’on s’égare dans les six destinées. Ainsi a-t-on expliqué ce que l’on appelle « les perceptions de l’esprit égaré. »

C’est [donc] la propre expressivité inadéquate (rtsal ma dag pa) de l’Intelligence et son divertissement qui occultent l’Intelligence même. Selon le [Tantra du] lion à la dextérité consommée (Seng ge rtsal rdzogs) :

« C’est l’Eveil même qui à l’Eveil porte ombrage ;
La connaissance principielle dont clairs sont les trois yeux[16] est en elle-même éclatante. »
 

Mais ce qui dissipe ce voilement causé par l’expression et le divertissement de l’Intelligence elle-même, « c’est bien le soleil », est-il dit — expliquons [cela[17] :]

C’est la [puissance] expressive des rayons solaires qui met les vents en branle, [lesquels] dispersent les nuées ;
De même est-ce grâce à la compréhension [par l’Intelligence] de sa [propre] quiddité que le divertissement vient au jour en tant que parure.
L’égarement est libéré depuis l’origine ; maintenant,  il est en soi libre,

Donc, les perceptions trompeuses[18] et l’appréhension égarée[19] sont pures dans l’Elément, sans [qu’il y ait lieu de] les bannir.
Où sont-elles parties, [ces occultations] ? Il n’y en a plus trace ! Dans le ciel transparent
S’est levé le soleil spontanément établi des Corps et connaissances principielles,
Non point venues d’ailleurs, mais simple auto-manifestation pure…

C’est au soleil même que revient [la prérogative] d’être clairement lumineux par nature [au moment où il se tient] au beau milieu du ciel, sans [rien pour] lui porter ombrage, car c’est l’effusion du rayonnement solaire qui a mis en mouvement le vent dissipateur de toute [nuée, l’air étant] par soi en repos [sans cette action du soleil]. De même que, celui-ci s’étant levé, les nuages ont été dispersés dans la céleste condition et le soleil resplendit, de même, [issue] de l’essence de l’Intelligence (rig pa), Corps de Réalité (Dharmakāya), dont les portes de manifestation ne sont point obstruées, se fait jour une compréhension de soi-même ; elle sait que les apparences et l’esprit ne sont que des illusions propres [au sujet qui les perçoit], vides et sans fondement. Elle voit qu’il serait absurde d’adopter [la vertu] et de bannir [le vice], et s’abandonne au laisser-aller (cog gzhag)[20]. Alors, apparences et esprit, qui par soi sont déliés (grol) en soi, viennent au jour comme parure de la connaissance principielle. »

Comparer l’Intelligence (rig pa), dharmatā de l’esprit (sems), au soleil, c’est un lieu commun ; comparer ce qui l’occulte (en somme, cet esprit égaré lui-même et ses perceptions) aux nuages, ce l’est plus encore ; affirmer que, paradoxalement, ces nuées sont enveloppées dans ce soleil, ou que l’égarement est, en quelque sorte, immanent à l’Intelligence, c’est moins courant, mais, dans le contexte plus particulier de la tradition de la Grande Complétude, cela n’a rien pour nous surprendre.

En revanche, ce qui est absolument original (et la disproportion quantitative entre le long développement de Klong chen rab ’byams et les deux vers du Tantra du lion à la dextérité consommée qu’il cite à l’appui donne bien à penser qu’en ce point notre auteur amplifie, s’il ne la dénature, la doctrine qu’il hérite de la tradition), c’est de poser si fortement la thèse selon laquelle l’égarement procède presque sans discontinuité de l’Intelligence même et que, de l’essence de celle-ci, s’ensuit aussi la délivrance, avec non moins de nécessité. Cette doctrine est, autant que nous le sachions, caractéristique de Longchen Rabjam. C’est ainsi qu’il surmonte le caractère mythologique du récit de chute (dont on va voir quelques aspects un peu plus loin) qui, dans une bonne part de la littérature du Dzogchen Nyingthik (rDzogs chen sNying thig), pallie de manière très insatisfaisante l’irrationalité de la transition entre le moment dit de l’épiphanie du Fond (gzhi snang, ou auto-déploiement immanent du principe), et celui du commencement de l’égarement des êtres sensibles[21].

Ce qui nous intéresse maintenant (en laissant de côté le sens précis de cette thèse, que nous avons longuement expliquée ailleurs[22]), c’est la manière dont une analogie complexe avec les processus météorologiques de la formation et de la disparition des nuages semble guider l’inventivité de l’auteur.

En effet, cette comparaison n’est pas, à nos yeux, un simple artifice pédagogique, ni un pur ornement rhétorique, mais l’illustration d’une rêverie poétique qui, partant de lieux communs métaphoriques illustrant des notions traditionnelles, construit une combinaison neuve d’images, laquelle inspire et illustre une pensée également neuve.

L’analogie est classique entre les deux séries suivantes :

Eléments météorologiques

Eléments de la base, de la voie et du fruit

Soleil

Nature de Bouddha (base à purifier)

Nuages

Double occultation (ce dont la base doit être purifiée)

Vent

Méthode (élément purificateur)

Ciel finalement radieux

Fruit de la purification

En revanche, inférer du fait que c’est la chaleur du soleil qui occasionne l’évaporation de l’océan à l’idée d’une auto-occultation de la nature foncièrement éveillée, c’est bien prendre appui sur l’induction des images pour avancer une pensée neuve en philosophie. Et il en va de même de l’analogie qui permet d’induire du fait que le vent qui dissipe les nuages est mû par la chaleur du soleil à la thèse selon laquelle la méthode libératrice est l’auto-expression de cette nature foncièrement éveillée.

Au reste, Longchen Rabjam ne file pas l’analogie aussi loin qu’il le pourrait ; mais, pour le lecteur familier de son œuvre, ce texte éveille en outre de multiples échos dans le réseau métaphorique très serré des métaphores marines et célestes. Pour ne donner qu’un exemple, l’océan est une comparaison récurrente[23]pour le substrat universel neutre (kun gzhi lung ma bstan), qui est comme l’étoffe et la matière première de l’égarement ou de l’esprit. Pour le lecteur imaginatif et inspiré par les formes de la pensée et de l’écriture de l’auteur[24], c’est toute une fable qui bientôt se déploie et c’est toute la doctrine qui se recompose comme le commentaire de cet apologue : induction des images et construction des concepts.

Dimension pratique du discours imagées : Les symboles dans la confrontation (ngo sprod)

C’est un livre entier qu’il faudrait consacrer aux constellations d’images chez Klong chen rab ’byams (et, plus généralement, dans la littérature du Dzogchen) ; le présent article n’en saurait être qu’une légère esquisse inaugurale. Mais avant de pénétrer plus avant dans l’exploration d’un ou deux réseaux métaphoriques, prêtons attention à un type de discours dans lequel se lient très étroitement explications discursives et présentations d’images symboliques : le discours de la confrontation à la Réalité ultime dans la Grande Complétude.

La tradition de la Grande Complétude ou Dzogchen ne s’est pas souciée seulement des contenus qu’elle transmettait, mais aussi de la forme selon laquelle ils se trouvaient passés d’une génération à l’autre. Or, même si la chose n’est pas si tranchée, notre époque, pour les adeptes du Dzogchen (rDzogs chen pa), n’est plus celle des transmissions dites « mentale » (dgongs brgyud) et « symbolique » (brda brgyud), plutôt présentées comme caractéristiques des premières périodes de la diffusion de l’Essence du Cœur (sNying thig). Après Padmasambhava et Vimalamitra (VIIIème S.), ce qui domine, selon les maîtres de cette tradition, c’est la « transmission orale des individus » (gang zag snyan brgyud).

Toutefois, une part au moins des images qui émaillent l’œuvre de Klong chen rab ’byams doit être mise en relation avec la transmission symbolique (brda brgyud). Ce sont précisément celles qui apparaissent dans les textes relatifs à la confrontation (ngo sprod) à la nature de l’Intelligence et, plus largement, à la littérature des rites de consécration (dbang).

Dans les textes de confrontation, l’opération rituelle (assez simplifiée) et les motifs doctrinaux (particulièrement riches) s’entrelacent très étroitement. Ce qui nous intéresse, c’est d’observer la description de la confrontation, à la fois dans son discours et dans les gestes symboliques qui l’accompagnent, pour tenter de mettre en évidence, autant que faire se peut, le type de communication qui s’y joue.

En effet, nous pensons que les dernières œuvres de Longchen Rabjam ne s’entendent que si l’on prend en considération ce qu’est la confrontation dans le Dzogchen (rDzogs chen), et l’on se tromperait lourdement, nous semble-t-il, si l’on ne prenait pas en compte la différence abyssale de ton qu’il y a entre certains de ces textes, d’une part, et la littérature scolastique générale du bouddhisme tibétain. Ce n’est pas seulement le contenu doctrinal qui diffère, de Sakya paß≈ita (Sa skya paß≈ita) à Longchen Rabjam, par exemple ; c’est trop peu dire que les œuvres des deux auteurs ne s’inscrivent pas dans le même genre littéraire, ou dans la même espèce du genre « traité » (bstan bcos). Caractériser la frontière qui passe entre les deux formes d’écriture comme une différence de style serait également trop approximatif. De l’une à l’autre, ce qui se trouve altéré de fond en comble, c’est toute la conception de ce qu’est le mode de communication (ou d’effectuation) d’une pensée dans un discours — et cette distinction tient à la nature même de la pensée qu’il s’agit de communiquer, soit un ensemble de thèses correctes, bien fondées sur l’écriture et la raison, dans le Parfait discernement de la triple discipline (sDom gsum rab dbye) de Sakya Paṇḍita, par exemple, d’un côté, et la connaissance principielle elle-même, transparente par soi, sans dualité sujet-objet, dans le Trésor de l’Élément Réel (Chos dbyings rin po che’i mdzod) de Longchen Rabjam, de l’autre côté.

Cependant, dès la première lecture de n’importe quel texte du genre confrontation (ngo sprod), l’on se rendra compte immédiatement qu’il y a là quelque chose qui ne se laisse pas réduire à l’immédiateté intuitive des transmissions symboliques, telles qu’elles apparaissaient dans la littérature historico-hagiographique relative aux premières générations des maîtres de la Grande Complétude. Ces transmissions symboliques, en effet, sont sans phrases, et le rapport entre le symbole et l’expérience que sa présentation occasionne est souvent incompréhensible[25]. Les confrontations, en revanche, si elles exigent souvent la présentation de divers objets emblématiques, ne vont jamais sans un certain discours. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point du rapport de l’image montrée au discours qui l’accompagne, relation presque exempte de toute redondance[26], où certainement la vision sensible du symbole est là pour rappeler la forme immédiate (non discursive) de la connaissance intelligible qui doit être éveillée chez l’impétrant par la confrontation, tandis que le sens est plus clairement indiqué par le discours.

Voici un exemple de texte de confrontation. Il s’agit d’un passage du Manuel de pratique de la transparution de l’Idée de Samantabhadra (le Khrid yig skal bzang re skong) de Tülku Tsurlo (sPrul sku Tshur lo, alias Tshul khrims bzang po). Ce n’est certes pas un écrit de Klong chen rab ’byams, mais les différences, du XIVème siècle au début du XXème et de la tradition de l’Essence du Cœur à celle de la Transparution de l’Idée (dGongs pa zang thal) sont, ici, insignifiantes. Dans les notes de la traduction qui suit, nous donnons, au reste, les références de quelques passages parallèles chez Klong chen rab ’byams.

Il faut comprendre que le discours suivant est censé être adressé au disciple par le maître, qui présente successivement les objets qui servent d’exemple (le cristal, etc.) ; la communication n’est pas moins dans la monstration de l’image que dans le propos qui lui est lié.

Voici le passage du texte de Tülku Tsurlo :

« Confrontation à l’Éveil spontanément établi du Fond

Quant au premier point, il comporte trois aspects : comparaison, sens et signe probant.

L’exemple

L’exemple, c’est le précieux cristal de roche. L’éclat et les couleurs du cristal ne sont point quelque chose qui en aurait été d’abord absent et qui lui aurait été ultérieurement échu, en fonction de conditions extrinsèques. Elles sont, au contraire, spontanément présentes dès lors qu’il y a un cristal.

De même l’Intelligence, Corps de Réalité, n’est-elle point quelque chose qui serait initialement produit par des causes et surviendrait de manière adventice. Ce n’est pas non plus quelque chose qui serait exposé à être finalement interrompu par des conditions contraires. C’est une grande connaissance principielle auto-produite et indestructible.

De même encore que ce cristal a une transparence qui n’est point occultée ou voilée, de même aussi la nature de l’Intelligence, Corps de Réalité, n’est-elle point obombrée par les souillures de la vertu ou du vice, ou des imprégnations relevant du karman.

De même encore que ce cristal n’est point intérieurement vide, mais intimement rayonnant des cinq clartés inconditionnées qui lui sont naturelles, de même, à l’intérieur de notre propre cœur, dans une sphère de quintuple luminosité, se tient la manifestation des cinq Corps, parée de rayons de lumière.

De même encore que ce cristal, à la rencontre de la lumière du soleil, qui fait office de condition, émet vers l’extérieur des lumières irisées, de même est-il à savoir que dans l’Intelligence, Corps de Réalité, se fait jour l’éclat propre, illimité, des connaissances principielles.

On appliquera les symboles correspondant à ces explications en se fondant sur ces exemples[27].

Le sens

Le sens est de nous amener à la pleine certitude à l’égard du fait que notre propre Intelligence est, d’une manière spontanément établie, indissociable du triple Corps.

Le signe probant

Le signe, c’est que de même que, si une lampe se trouve à l’intérieur d’un vase, son éclat lumineux paraît à l’embouchure de ce vase, de même, l’éclat de l’Intelligence qui repose dans le cœur sous forme de lumière, paraît à la porte de connaissance principielle, à savoir les yeux, que l’on appelle « lampe d’eau du lointain lasso ».

Conclusion

Ainsi, la confrontation à l’exemple, au sens et au signe sont donc précisément : l’exemple, le précieux cristal de roche ; le sens, notre propre Intelligence, goutte unique dont les trois Corps sont indissociables ; le signe probant, sa venue au jour dans cette lampe d’eau du lointain lasso. Ainsi, en se fondant sur l’exemple, on reconnaîtra le sens ; grâce au signe, se développera la confiance. On décidera qu’il n’y a rien au-dessus de ce sens essentiel. »

On voit bien ici que, si un objet symbolique est effectivement produit aux yeux de l’impétrant (par exemple un morceau de cristal de roche), pour autant, cette présentation ne fonctionne pas de manière purement rituelle, voire magique. Dans les consécrations tantriques (ou dans les parties similaires des consécrations de la Grande Complétude[28]), la présentation, par exemple, des images des divinités du maß≈ala n’est guère accompagnée de ces discours d’ordre métaphysique ; il y a manifestement de la différence entre ces deux types de présentations imagées. Ici, ce n’est en effet qu’à partir d’une explication de certaines propriétés de l’objet emblématique qu’est construite une analogie complexe, ou même un réseau enchevêtré de correspondances qui, certainement, chez un pur profane, n’aurait pas été induit de la seule vision de ce cristal.

Un réseau métaphorique remarquable, celui des images connotant l’intérieur, l’extérieur et les mouvements d’extériorisation et d’intériorisation

Esquissons un exemple d’un réseau métaphorique, dans le style de La poétique de l’espace de Bachelard : premièrement, les catégories générales de l’extérieur et de l’intérieur font l’objet d’une valorisation spéciale, où l’extraversion de l’Intelligence est d’abord efflorescence, épiphanie, pour devenir bientôt perdition, déperdition, égarement. Le champ perceptif est pensé comme une structure d’extraversion d’un centre (le cœur), à partir duquel se projettent ses éléments, comme se diffuse la lumière d’une lampe, plutôt qu’ils ne sont centralisés par quelque opération de synthèse. Il en découle, par exemple, toute une conception singulière du corps propre ; et, d’autre part, on y trouve la clef de la thématique tantrique des maṇḍala, ces corolles dont la divinité centrale (le corps propre) est le pistil, qui en recèle aussi la source.

La thématique du dedans et du dehors est certainement plus riche dans la littérature de la Grande Complétude qu’en toute autre partie de la littérature bouddhique.

Si l’on suit ce fil, on aboutit à une représentation tout à fait particulière de ce que c’est qu’habiter en ce monde ; les habitacles, qu’ils soient cage, maison, château fort ou palais, sont légion dans l’œuvre de Klong chen rab ’byams. Non seulement tous ces termes sont élevés à la dignité de quasi-concepts, mais encore, en suivant une rêverie autour de ces images, songerie qui file la métaphore, ils se peuplent d’éléments connexes également surdéterminés : ainsi, par exemple, la porte ou les habitants du palais (que l’on retrouvera ci-dessous dans la Chambre au trésor des Écritures), ou les rayons de soleil qui rentrent dans la maison par la fenêtre, dans le grand poème philosophique du Trésor de l’Élément Réel.

Du reste, quand on lit la littérature du Mahāyāna à la lumière de la Grande Complétude, on trouve ici et là, en filigrane, l’idée d’une intériorité absolue de la nature ultime. Cette idée ne peut certes trouver aucune sorte de caution doctrinale dans les systèmes philosophiques des Vaibhāika et des Sautrāntika. Dans le Vijñānavāda, il y a bien, ici ou là, l’idée d’un reploiement progressif des instances psychiques (vijñāna) dans le passage de la veille au rêve et du rêve au sommeil profond. Mais, la thématique brahmanique des cinq kośa ou enveloppes concentriques de l’être (dont l’ātman serait le noyau caché) n’ayant pas son pendant exact dans l’idéalisme bouddhique, l’on n’y trouve pas expressément l’idée selon laquelle, à l’horizon de cette intériorisation de la conscience, il y aurait cette lumière éternelle, purement intime et éternellement pré-éveillée, dont il est question dans les Upaniṣad. Ce n’est guère que dans le Madhyamaka, là où l’on s’y attendrait le moins, que l’on voit, du moins à titre de traces résiduelles d’éléments culturels pan-indiens, quelque chose qui pourrait un tant soit peu suggérer cette idée.

Nous pensons, par exemple, à l’usage, chez Candrakārti, du terme de prapañca[29] et de ses composés, aprapañcita, niśprapañca, prapañcayati et prapañcopa≤ama, si utilement indexés par Jacques May dans sa traduction de la Prasannapāda. Ces termes connotent fortement, dans le contexte brahmanique, la manière dont l’Etre primordialement Un se met à proliférer en tous sens dans l’étendue, au fur et à mesure que se complexifient et se ramifient les fictions d’un entendement qui a perdu de vue sa nature originellement unitaire et tout intérieure.

L’étude des occurrences permet de constater ce que nomme le prapañca : en Prasannapāda, XI, 6, ce terme se trouve associé à la naissance, au vieillissement et à la mort, c’est-à-dire à l’extension temporelle de la vie humaine. Selon la traduction de May, « puisque la naissance, etc., n’existe pas, pourquoi les [réalistes] naïfs constituent-ils en objets de pensée discursive cette naissance inexistante, ce vieillissement et cette mort qui n’existent pas ? Par conséquent, le monde différencié (prapañca) [tel que le conçoivent les réalistes] naïfs est sans réalité (avastuka). »

Dans le commentaire de la kārikā XXIV, 7, la corrélation entre l’extériorité réciproque des phénomènes (dans l’espace et dans le temps) et les constructions imaginaires de l’égarement est plus nettement visible encore. C’est ainsi que l’on peut lire, dans la traduction de Jacques May, les lignes suivantes :

« On enseigne la vacuité pour apaiser toute différenciation sans exception. Par conséquent, le but de la vacuité, c’est l’apaisement du [monde] différencié tout entier. Mais vous, en [attribuant] à la vacuité le sens de « non-être », vous l’hypostasiez, et vous donnez toute son ampleur, précisément, au filet du [mondedifférencié (prapañcajāla), sans comprendre le but de la vacuité. »

Si l’on peut se fier l’interprétation de May (et nous inclinons à le croire), il est à peine exagéré de dire qu’il ressort de ces passages que, même pour un auteur tel que Candrakīrti — chez qui, à la rigueur, les catégories de l’intérieur et de l’extérieur sont également nulles et non avenues —, l’absolu n’en est pas moins implicitement présenté comme une nature ponctuelle, inétendue, tout immanente à elle-même, purement intérieure, par contraste avec le réseau des illusions constituées en opposition réciproque, se soutenant mutuellement.

Le Ratnagotravibhāga, lui, regorge de ces images qui donnent la nature de Bouddha, le tathāgatagarbha, comme un intérieur voilé par une pellicule externe impure, à commencer par la fameuse image du joyau dans sa gangue. Il en va de même des sūtra du Mahāyāna, et notamment du Gaṇḍavyūha-sūtra, où le récit de l’entrée de Sudhana dans la Tour des Ornements de Vairocana synthétise les métaphores de l’intériorisation (accès à l’absolu en pénétrant dans un lieu clos) et du dépassement des limites dans l’immensité (l’intérieur de la tour est absolument infini[30]). Mais, comme en ce qui concerne les passages précédemment mentionnés des traités de Candrakīrti, la vérité quasi-littérale de ces métaphores ne peut guère se révéler sans l’apport complémentaire de la doctrine de la Grande Complétude ou Dzogchen (rDzogs chen) et de son explication par Klong chen rab ’byams.

L’un des points forts de la doctrine de cet auteur tient à sa puissance de synthèse d’éléments apparemment hétérogènes en un système puissant et harmonieux. Ce n’est ni comme une doctrine nouvelle et sans rapport avec ce qu’elle vient couronner, ni comme une répétition redondante du contenu des « Véhicules subalternes » (theg pa ’og ma) qu’il introduit les éléments propres à la Grande Complétude, mais comme leur clef de voûte et comme un point haut, point de vue à partir duquel s’éclaire le sens, la fonction et l’économie de ces enseignements[31].

La Grande Complétude, ou plutôt les doctrines et pratiques les plus relevées de ce vaste ensemble, supposent un état primordial évoqué par des images qui indiquent principalement l’intériorité, même si, comme dans le cas de l’entrée de Sudhana dans la Tour des Ornements de Vairocana, cet intérieur est en même temps toujours illustré par des métaphores qui connotent l’infinité.

C’est ce que l’on devine à la lecture de ce passage de la Lampe de connaissance principielle de l’épiphanie du Fond :

« Quand on ne s’était pas encore égaré dans le saṂsāra, en bas, et qu’on ne l’avait pas non plus surmonté en nirvāßa, en haut, avant qu’il y eût nulle rupture de l’immanence ni aucune déchéance orientée, l’essence de l’esprit, clairement lumineuse par nature, mode d’être primordial de la connaissance principielle d’Intelligence de chacun, demeurait dans l’essence de quiddité, nature et compassion[32], Idée indissociablement conjointe au triple Corps. Elle était vide et ouverte, à l’exemple du milieu du vaste espace ; elle était claire et sans occultation, comme le soleil, la lune, les planètes et les étoiles étincelantes ; elle était Intelligente et constituée en Fond de venue au jour, à l’exemple d’un miroir limpide. Demeurant dansl’Élément [ou : en tant[33] qu’Élément], elle ne s’expliquait pas au-dehors. »

La comparaison de l’espace (ou du ciel) et des astres connote clairement une immense étendue ; mais il n’en va pas de même des formules « avant qu’il y eût nulle rupture de l’immanence ni aucune déchéance orientée » et « elle ne s’expliquait pas au-dehors. » L’expression tibétaine que nous rendons par la première signifie, plus littéralement, « avant qu’il y eut aucune rupture de la paroi », c’est-à-dire celle, par exemple, d’une coquille d’œuf ou d’un vase contenant quelque chose, « et que [le contenu] eût aucunement chu dans une direction ».

Cette condition originelle est en effet également nommée « Corps du vase de jouvence » (gzhon nu bum pa’i sku), formule que le texte précédemment cité explique de la manière suivante :

« Le Corps du vase est une illustration métaphorique du fait que cela est intérieurement clair mais n’éclaire pas au-dehors. »

Cet état de chose primordial est en effet illustré quelquefois par l’image d’une lampe enclose dans un vase, image qui, d’une manière très intéressante, se retrouve plus loin, quand il sera question du mode d’immanence de l’Intelligence (rig pa) dans le cœur des êtres égarés du saṂsāra. On l’a déjà rencontrée dans le contexte de la confrontation symbolique à la nature ultime des choses. Dans le présent texte, ce qui, dans cette analogie de la lampe, est présenté sous la forme d’un rapport entre un contenant (le vase) et une chose contenue (la lampe) est illustré, plus adéquatement, par l’exemple du miroir et des images, ou, plus loin, d’une manière plus explicite, par la comparaison des reflets des astres dans un lac :

« L’Élément, fond d’avènement demeurant ainsi sur le mode de la clarté intérieure, [d’une part,] les Corps qui y apparaissent [d’autre part, et enfin] l’Intelligence ou connaissance principielle ne sont pas [trois choses] distinctes. Il en va comme des reflets dans l’humide élément, qui sont par-delà permanence et annihilation, allée et venue. »

Cette comparaison, quoiqu’elle s’applique au mode-d’être primordial, n’est pas sans rappeler une autre analogie : celle des reflets de la lune dans l’eau, qui, notamment dans le Ratna-gotra-vibhāga, illustre le mode de manifestation du nirmāˆakāya, quand il apparaît à la conscience des êtres égarés du sasāra.

Certes, faute de contexte, ce qu’illustre cette métaphore est obscur, en l’absence d’un « extérieur » qui pourrait s’opposer à l’intériorité absolue de l’état primordial. Ce n’est que par contraste avec la suite du mythe de commencement que cette idée prend sens.

Une autre image, déjà rencontrée, est celle des éclats diaprés qui surgissent d’un morceau de cristal de roche quand il est touché par la lumière blanche. Mais une chose qui ne laisse pas de frapper le lecteur occidental, c’est que, bien souvent, le rayonnement irisé est censé (ce qui ne semble pas s’observer empiriquement) former une sorte de halo ou de sphère autour de son foyer, sphère dite « maison de clartés » (’od kyi khang pa). Quand on voit l’étrangeté du traitement de cette métaphore, il est permis de se demander dans quel rapport dialectique se sont constitués l’illustration (en partie imaginaire) et la doctrine (imagée mais faisant violence à l’observation). Si l’image illustre utilement une doctrine que son abstraction rendrait autrement insaisissable, on ne peut dire cependant que c’est l’observation qui, par extrapolation, aurait inspiré la pensée, puisque ce qui est évoqué dans l’exemple, ou illustration, n’est pas vraiment un fait d’expérience. On en est réduit à supposer, outre l’expérience sensible commune et la spéculation métaphysique, un troisième terme — l’expérience visionnaire de la méditation (dont il va être bientôt question) — qui aurait dicté ici tant l’élaboration doctrinale que l’invention des exemples.

La suite du processus comporte plusieurs extériorisations :

« Se manifeste la venue au jour [de la clarté interne] à partir de l’Élément, sous forme d’expériences, à l’exemple du déploiement d’une cape de brocard en manière d’habitacle… »

Ce processus est expliqué, d’une manière qui reste assez obscure pour le profane, par toute une série d’images qui connotent le gonflement d’une voile par le vent (ou d’un ballon) : ce sont, en effet, les divers aspects du souffle de connaissance principielle qui expliquent tout ce qui était compliqué, comme en un point unique, dans le vase de jouvence.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre ce passage du Trésor du sens des mots (Tshig don rin po che’i mdzod, p. 178) :

« Lorsque s’est brisée la paroi du Corps du vase de jouvence, Élément interne, fond originel de pureté primordiale, l’Intelligence, mue par les souffles de connaissance principielle[34], fulgure, et ses auto-manifestations viennent au jour aux huit portes spontanément établies… ».

Le Manuel complémentaire de Thögal, soleil, lune, étoiles et planètes (p. 115) donne la liste des souffles de connaissance principielle, lesquels, manifestement, n’ont avec les souffles subtils des textes relatifs au yoga  interne qu’un rapport analogique (rapport de fondement transcendant à chose empirique fondée). Dans cette liste, en effet, ces souffles sont donnés comme des noms, plutôt que comme des attributs effectivement distincts, du Fond primordial, nature ultime de toute chose. En effet, « le Fond commun primordial naturel » (p. 112 sq.) est le sujet de la longue série d’attributions où figurent ces souffles :

« Parce qu’il amène la chaleur de la connaissance principielle, [on l’appelle] souffle pareil au feu (me dang mnyam pa’i rlung) ; parce qu’il se fait fond de venue au jour du saṂsāra et du nirvāßa, souffle qui soutient (’dzin) la vie. Parce qu’il fait se distinguer diverses visions, souffle qui sépare essences et lies. Parce qu’il est répandu dans le tout du saṂsāra et du nirvāßa, souffle infus. Parce qu’au moment où on le reconnaît [pour ce qu’il est], il se constitue en base de la libération du saṂsāra en nirvāßa, souffle du karman sans pitié. Parce que ces souffles ne sont pas des souffles agitateurs, mais ne sont que des désignations [nominales] d’aspects [du Fond primordial, on parle de] souffle d’Intelligence et connaissance principielle. »

Si ce n’était donc que l’on appelle analogiquement « souffle » ce qui, dans une étape ultérieure du processus, va s’exprimer sous la forme des souffles intra-corporels, il faudrait voir dans cette appellation de souffle une pure métaphore, désignant quelque chose qui ressemble au mouvement de la lumière qui jaillit en tous sens, comme poussée par un vent émanant de son foyer. Il n’y a donc pas véritablement deux éléments, l’un (l’Intelligence) étant comparable à la voile et l’autre (le souffle de connaissance principielle) étant le pendant du vent qui la gonfle. L’Intelligence, lorsqu’elle se déploie comme cette tente de brocard, est elle-même l’énergie qui effectue cette épiphanie.

Comme on peut le lire dans le même texte (p. 117) :

« Depuis la condition de ce Fond primordial, les visions quinticolores spontanément établies viennent au jour grâce au souffle d’Intelligence et connaissance principielle. Alors, au sein du quintuple éclat des cinq lumières spontanément établies, pareil aux teintes de l’arc-en-ciel, viennent par soi au jour, auto-manifestes, les maß≈ala paisibles et terribles du saṂbhogakāya, [en nombre] dépassant l’imagination, les cinq champs purs d’émanation (nirmāˆa) naturels, et, dans les mondes des six destinées [du saṂsāra], les innombrables émanations des six Muni, pareilles à des reflets. »

Un tel récit et ce qui suit, en un sens, ne relèvent en rien du registre de la métaphore, puisque, selon les adeptes de la Grande Complétude, la doctrine dont un fragment est ici exposé se trouve être, bien au contraire, la clef de voûte de tout l’édifice dogmatique du bouddhisme et la clef finale de toutes ses apories.

Toutefois, même si, dans son fond, ce discours n’est ni fable ni apologue, mais, pour ses partisans, la vérité même, confirmée par leurs expériences méditatives, il n’en reste pas moins que l’expression en est métaphorique à bien des égards. Ainsi, la spatialité de ce déploiement n’a rien à faire avec le partes extra partes de l’espace du monde, qui se constitue et se figera plus tard, quand se cristallisera l’ignorance ou l’inintelligence (ma rig pa) des êtres. On a bien plutôt affaire à cette infinité où chaque détail est pars totalis, enveloppant l’infini dans sa simple ponctualité, dont il est question dans le Gaṇḍavyūha-sūtra. Il en va de même pour la temporalité du récit, qui ne peut être qu’allégorique, puisque c’est plus tard que la durée va se former. Au reste, s’il s’agissait véritablement d’événements successifs s’enchaînant, le dernier amateur de scolastique bouddhiste pourrait récuser tout ce propos au titre de l’illogisme du type de causalité qui s’y illustre.

Nous avons déjà essayé ailleurs[35] de donner une interprétation philosophique de la nature des « portes » (sgo) par lesquelles va s’effectuer la sortie de cette sphère des expressions immanentes de l’Intelligence. C’est pourquoi, cette fois, nous allons faire porter l’accent, dans les paragraphes suivants, sur quelques-uns des moments ultérieurs du processus de la « chute » originelle dans le saṃsāra. En un mot, et sans aller plus au fond des choses, disons que la sphère d’Intelligence déployée comporte, entre autres attributs, une porte, dite « porte du saṃsāra impur », par laquelle passent ceux qui vont devenir les êtres égarés, dès lors qu’ils n’ont pas reconnu l’épiphanie du Fond pour leur propre manifestation. On pourrait dire, en filant la métaphore plus loin que ne le fait Klong chen rab ’byams, que, par cet orifice, l’Intelligence passe et se retourne (comme un gant) en l’esprit (sems), c’est-à-dire en une série psychique vouée à la successivité dans le temps et (par son corps) à l’extériorité dans l’espace.

Le fruit de cette extériorisation, c’est, en effet, la constitution du corps propre enveloppé par l’horizon du monde. Tout se passe comme si (1) l’Intelligence fulgurait en épiphanie du Fond, première extériorisation ; (2) l’esprit se formait, deuxième extériorisation ; (3) le corps se constituait comme un centre (dkyil) dans (4) un monde environnant disposé alentour comme une périphérie (’khor)[36], troisième et quatrième extériorisations.

L’esprit (sems) égaré, dans le Dzogchen, c’est « l’éclat de l’Intelligence mêlé avec le souffle (rlung) ». Ontologiquement, il est l’extériorité, le dehors même : à la différence de l’Intelligence, son essence, il ne coïncide jamais avec lui-même, il est étranger à l’essence qui est la sienne, il se constitue en lui tournant le dos, comme l’âme chez Plotin relativement au Monde Intelligible. Cet aspect se trouve souligné par la nature même de son inscription corporelle.

Cet esprit ordinaire, qui peut se définir comme l’ālayavijñāna accompagnée par les sept autres consciences, lesquelles en sont le développement (parināma), est en effet toujours localisé, dans la littérature de l’Essence du Cœur (sNying thig), dans les poumons, dont le vide interne est l’image de l’inanité et de l’inconsistance de l’esprit. L’Intelligence, en revanche, est logée dans le cœur. Elle est donc matériellement occultée par l’épaisseur charnelle du corps, comme elle l’est spirituellement par les voiles, ou occultations (sgrib pa), de l’ignorance.

Les deux choses, du reste, semblent liées, puisque l’auteur parle assez volontiers d’un filet[37] du corps ou des perceptions sensibles, dans lequel on serait captif. C’est un thème qui rappelle la Gnose et qui, en contexte bouddhique, ne laisse pas d’étonner. Mais ses occurrences sont sans nombre dans le corpus de la Grande Complétude.

Ainsi, par exemple, L’Essence des trois rubriques (sDe gsum snying po, pp. 49-50), auto-commentaire du Trésor du mode d’être mentionne le « filet du corps, de la parole et de l’esprit » où l’Intelligence est retenue prisonnière ; et Rigdzin Gödem (Rig ’dzin rGod ldem), contemporain plus jeune de Klong chen rab ’byams, illustre une idée voisine par l’image du ver à soie ou de la chenille qui ourdit son cocon (Ka dag rang byung rang shar kyi skor, p. 331).

Les textes les plus clairs à cet égard, dans l’œuvre de Klong chen rab ’byams, sont peut-être dans le Traité qui dissipe les ténèbres des dix orients, grand commentaire du Tantra de la secrète essence. On y lit en effet (pp. 454-455) que l’on sera libéré de ce filet du corps en assumant une forme divine. Le même texte (p. 507) parle aussi du filet du corps et des perceptions, dont on est libéré lors de la quatrième vision, c’est-à-dire dans l’expérience la plus haute du Dzogchen. La Vaste sphère spacieuse (p. 290) traite aussi cette thématique du filet du corps et de l’esprit et la met ce thème avec le fait que le pratiquant d’assiduité moyenne se libère dans l’état intermédiaire post-mortem (bar do). Enfin, le Trésor des systèmes philosophiques (p. 378) parle clairement du corps comme d’un filet matériel qui entrave l’Intelligence.

De même que la voile d’Intelligence était déployée par le vent de la connaissance principielle lors de l’épiphanie du Fond, de même, en un sens, le filet du corps est-il sous-tendu par les souffles ordinaires.

Ce n’est pas assez de dire que l’esprit « chevauche le souffle », comme les Tibétains se plaisent à le répéter ; il faut dire, pour mettre les choses de la manière la plus simple, que le souffle est comme la matérialisation de l’esprit quand il devient plus grossier et plus engagé dans l’égarement ; que les mouvements du souffle, reflets des dispositions acquises de l’esprit ou des imprégnations psychiques (bag chags), tracent pour ainsi dire leur lit — les canaux subtils (rtsa) ; et que la corporéité grossière n’est que la continuation de ce processus. Mais, comme une rivière tend à se tenir dans le lit que son cours a d’abord creusé, et comme l’effet (le lit tracé) devient ensuite la cause de ce qui l’avait d’abord produit (le cours de la rivière), de même l’esprit est-il conditionné en retour par les formes durcies de son égarement.

Pour comprendre ce que c’est que parler et ce que c’est que penser (et plus encore ce que c’est qu’imaginer), il eût été nécessaire de comprendre ce qu’est le corps en tant que concrétion des souffles. Toute une tradition philosophique occidentale, de la fin de l’Antiquité à la fin de la Renaissance (et un peu au-delà) n’a eu de cesse d’associer la fantaisie (comme moyen terme entre sensibilité et entendement) au souffle (comme truchement de l’âme et du corps). Chez les Tibétains, une thématique curieusement parente est partout esquissée, mais Klong chen rab ’byams ne consacre pas à ce thème une élaboration philosophiquement substantielle.

L’approche que choisit cet auteur pour penser le corps (en accord avec la littérature sur laquelle il se fonde, mais aussi en pleine harmonie avec l’exigence de penser les choses à partir du processus productif qui les sous-tend) est principalement génétique : il s’agit de concevoir la formation du corps. Naturellement, pour éviter l’interférence d’innombrables facteurs antérieurs qui ne feraient qu’obscurcir le tableau, il faut concevoir une genèse originelle du corps, quelque absurde que toute idée de commencement primordial puisse paraître dans la logique générale des doctrines bouddhistes, pour lesquelles le saṃsāra n’a jamais commencé d’être.

Or, c’est bien cela qui vient à la suite des passages sur l’égarement originel des êtres dans le mythe de commencement du Nyingthik : on y trouve immanquablement des descriptions relevant de l’embryogenèse ; mais, chez notre auteur, à la différence des textes parallèles d’embryologie médicale, il s’agit d’une paradoxale embryologie primordiale[38].

F. Meyer, dans son livre sur Le Système médical tibétain, à la différence d’autres spécialistes de ce domaine, a donné de l’intérêt à l’embryologie (pp. 112 sq.). Dans la littérature tibétaine, médicale ou tantrique, la simple description du développement successif des divers organes et membres est d’un intérêt philosophique limité ; mais il n’en va pas de même des considérations relatives au développement des canaux et des souffles chez le fœtus, dans la mesure où ces derniers sont véritablement l’interface entre le corporel et le psychique dans la pensée tantrique. Hélas, il demeure difficile d’en tirer parti, étant donné le caractère excessivement concret, technique et détaillé de cette littérature, dont la forme est, encore une fois, très peu philosophique.

Concepts, métaphores, visions

Un point qui vaut d’être observé, pour qui s’aviserait d’une certaine analogie de structure entre l’émanatisme de Klong chen rab ’byams et celui des néoplatoniciens : certes, dans le gonflement que l’on a dit de la voile de brocard d’Intelligence, dans ce déploiement infini d’un ballon de lumière diaprée, auto-conscient, on a le pendant de la procession du monde intelligible tel que Plotin l’entend. Mais, parce que Plotin est héritier de Platon, ce monde intelligible, chez lui, quelque somptueuses que soient les images qui l’illustrent, n’en demeure pas moins ce sous le couvert de quoi fonctionne la pensée discursive ; il est le fondement transcendant des opérations de la raison et présente, à cet égard, un caractère essentiellement non figuré. Il n’en va pas de même de la sphère d’Intelligence (rig pa’i klong) chez Klong chen rab ’byams : même si le type de connaissance dont elle peut faire l’objet ne relève pas plus, à la rigueur, de la sensibilité que de la pensée conceptuelle, il n’en reste pas moins qu’elle présente plus d’affinité avec la première qu’avec la seconde.

En ce sens, le discours imagé du mythe ne serait-il pas plus adéquat à son objet que le propos abstrait de la philosophie ?

Ce caractère quasi-sensible de l’intuition de l’absolu s’exprime très nettement dans certains textes où l’on présente les supériorités de l’approche visionnaire du Thögal (Thod rgal), pratique ultime du Dzogchen, relativement à la pratique du Trekchö (Kregs chod), où la nature ultime est également perçue immédiatement, mais sous une forme non figurée et, en quelque sorte, abstraite. Ainsi peut-on lire, par exemple, dans le grand manuel de la Transparution de l’Idée de Samantabhadra (dGongs pa zang thal) composé par Tülku Tshullo, les lignes suivantes :

« (1) Dans le Trekchö, les apparences objectives externes, telles terre et pierres, montagnes et rochers, sont simplement considérées comme venant au jour à partir de l’expressivité de l’Intelligence, à l’exemple d’une fantasmagorie ou d’un rêve ; mais on n’a pas la capacité de les purifier. Ces apparences sont marquées du sceau de l’Intelligence, sans plus. Mais, dans le Thögal, dans l’Élément quinticolore, les visions d’Intelligence s’objectivent. L’égarement s’y abolit dans le sans-nom et, comme il n’est pas besoin de se fonder sur l’apposition du sceau par analyse mentale, le Thögal est supérieur.

 (2) Dans le Trekchö, il y a certes la simple pratique de la rencontre avec la Réalité vide ; mais on ne perçoit pas la luminosité propre de l’aspect phénoménal. Or, dans le Thögal, par la maîtrise des points clefs, il y a des moyens pratiques pour faire voir la claire lumière de l’éclat propre à l’aspect phénoménal, qui se manifeste extérieurement au moment où l’on saisit la claire lumière de l’essence de la Réalité en soi-même.

(3) Dans le Trekchö, la connaissance principielle d’Intelligence est masquée par le sceau de l’invisibilité et de l’absence de prolifération discursive. On doit donc acquérir la certitude à l’égard d’une nature imperceptible. Or, dans le Thögal, l’éclat propre de la connaissance principielle vient au jour, car une mansarde s’est ouverte[39]. De ce fait, comme les rayons du soleil de Réalité sont manifestement clairs et visibles, il y a supériorité du Thögal.

(4) Dans le Trekchö, l’esprit fictionnant et mouvant, fondé sur les canaux et souffles grossiers, est simplement purifié dans la Réalité. Mais, dans le Thögal, grâce à la reconnaissance des canaux transparents de luminosité, on prend pour voie les lampes de l’éclat de connaissance principielle — ce qui est une supériorité.

(5) Dans le Trekchö, l’on ne fait que rechercher la connaissance principielle d’Intelligence, qui n’est que la partie pure des consciences mouvantes, le mode-d’être de ces consciences qui s’engagent dans le champ objectif, relevant de l’esprit qui se fonde sur les portes impures que sont les six facultés ordinaires. Mais, dans le Thögal, il y a les portes pures de claire lumière, par où la Réalité se révèle. Porté par les souffles de connaissance principielle, le tout des quatre lampes vient par là au jour — ce qui est une supériorité.

(6) Dans le Trekchö, l’on demeure, après qu’on l’a découverte, dans l’invisible Intelligence, connaissance principielle qui est la faculté intérieure limpide[40], et voila tout ; mais, avec le Thögal, les facultés de transparente connaissance principielle atteignent effectivement une perception où, sans dedans ni dehors, Élément et connaissance principielle sont indissociablement conjoints. Ainsi y a-t-il supériorité de perception.

(7) Dans le Trekchö, on laisse advenir les apparences trompeuses des objets externes et de l’esprit ; sans rien assumer ni bannir, sans affirmer ou nier, on les frappe seulement du sceau de la connaissance principielle unique. Ainsi ne peut-on libérer rapidement les impuretés. Mais, dans le Thögal, grâce à la maîtrise des points clefs, apparences trompeuses externes et appréhension interne erronée, intrinsèquement immaculées, sont purifiées en elles-mêmes sans nul besoin de rien abandonner. Sans que l’on ait à se fonder sur l’apposition du sceau, les proliférantes visions de connaissance principielle se développeront comme la lune montante. On se libérera promptement quand les quatre visions auront pris leur pleine mesure — ce qui est une supériorité. »

Tout se passe comme si le Thögal avait vocation à nous ramener à ce carrefour originel du saṂsāra et du nirvāßa. Mais cette mise en parallèle trouve rapidement ses limites, ou plutôt, une fois encore, elle souligne le caractère largement allégorique du récit de commencement du Nyingthik (sNying thig). En effet, dans ce mythe, l’égarement devient possible au moment même où les visions lumineuses ont atteint le plus haut degré du développement dont elles sont susceptibles, et en l’absence de toute imprégnation (vāsanā) d’égarement. Or, dans les textes relatifs à la pratique du Thögal, à l’inverse, les qualités de compréhension se développent chez l’adepte à la mesure de l’épanouissement des visions, qui, sans cela, ne seraient qu’un vain spectacle d’hallucinations, aussi inutile que les perceptions ordinaires des êtres égarés. C’est pourquoi, ici, le développement visionnaire est sans retour vers la perception ordinaire ; si l’expression de la doctrine peut être, à certains égards, métaphorique, les images dont elle parle — les visions lumineuses de connaissance principielle, bien distinguées des figures de l’imagination ou des concepts de l’esprit ordinaire — sont, en définitive, une forme de connaissance supérieure ou d’expérience ultime, qui dissout concepts, percepts, affects et fictions de l’imagination comme le soleil disperse la brume.

C’est ce qu’explique Tülku Tshullo (op. cit., p. 155) :

« Par exemple, quand paraît la lumière du soleil, depuis son lever jusqu’à son coucher, l’ombre, dissipée, n’est point ; et quand le soleil atteint le zénith, la lumière brille et emplit les dix orients d’une manière égale. De même, [ces visions] nous purifient automatiquement de l’appréhension de la matière. Puis, sans [distinction de] l’intérieur et de l’extérieur, cela opère une purification progressive et s’épanouit en connaissance principielle. »

Dans une telle approche, il n’y a plus, d’une part, du côté de l’objet, l’expérience sensible brute, et, d’autre, part, le discernement du côté du sujet. Les visions de connaissance principielle sont claires à leur propre lumière et se passent d’une « reconnaissance » (ngo shes pa) telle que celle dont il est question dans le récit de la libération originelle de Samantabhadra. C’est le thème de la « perception libératrice » que présente Tülku Tshurlo dans les lignes suivantes de ce manuel :

« Comme la vision de la Réalité est comprise en une perception libératrice (mthong grol) d’une manière intuitivement évidente, on n’est [plus] sous le joug des circonstances, et [cette compréhension] a l’avantage (yon tan) de n’être pas exposée à se perdre ultérieurement dans la dislocation. »

Ce texte, pris entre cent autres qui vont dans le même sens, indique que les visions lumineuses du Thögal, loin d’être seulement un objet à propos duquel le discernement de l’adepte aurait à s’exercer, sont par elles-mêmes ce feu qui consume les imprégnations psychiques du saṂsāra, dont il est question dans la célèbre stance du Madhyamakāvatāra de Candrakīrti, descriptive à la fois du vajropamasamādhi et de la production des Corps formels au moment de l’Eveil :

« 292. Quand on a consumé tout le bois de chauffe desséché des connaissables,
C’est le nirvāßa, le Corps de Réalité des Vainqueurs ;
Alors, il n’y a ni production ni abolition,
Et, du fait de l’abolition de l’esprit, les Corps [formels] se manifestent d’une manière directement perceptible. »

Les connaissables, c’est-à-dire, dans ce contexte, les innombrables aspects (subjectifs et objectifs) du saṃsāra, sont implicitement comparés à une forêt desséchée, pour souligner à la fois leur complexité enchevêtrée et le fait qu’ils sont, pour le discernement, un combustible.

Pour le Madhyamaka, le feu qui les brûle serait une image du discernement (prajñā) qui reconnaît leur vacuité : en effet, de même que le feu s’abolit avec son combustible, de même les innombrables raisonnements du Madhyamaka reposent-ils sur les illusions qu’ils récusent. Dans ce cas, le nirvāßa est l’état résultant qui suit la destruction de la forêt par le feu et l’extinction du feu, faute de combustible. C’est l’obtention du Dharmakāya, duquel procèdent, grâce aux accumulations de mérites, les Corps formels. Telle est la lecture classique de ce texte dans son environnement doctrinal propre.

Dans le cadre du Thögal (où Longchen Rabjam ne craint pas de citer occasionnellement ce quatrain), il est interprété de la manière suivante : le développement des visions lumineuses issues du « palais de citta » dans le cœur par les portes de connaissance principielle (les yeux), emplissant peu à peu l’espace, est comparé à un feu qui brûle peu à peu toutes les perceptions ordinaires du saṂsāra.

Conclusion

Ces remarques quelque peu dispersées auront donné un aperçu de l’un des aspects de la fonction des images dans la présentation doctrinale de la Grande Complétude : son discours en appelle, en définitive, plus à un voir qu’à un conclure, et les images ont valeur en quelque sorte déictique — pointer la Réalité, y réarticuler le discours, comme si c’était, curieusement, à travers l’image que l’ordre symbolique (ou le plan d’expression) se ré-agençait avec l’ordre du réel (ou plan de contenu). Les moments où le réseau imagé devient particulièrement fort et dense chez Klong chen rab ’byams ne sont pas tant, pour l’auteur, ceux du paroxysme de la griserie poétique, que ceux où le voile du discours se déchire pour donner à voir la Réalité qu’il recouvrait en voulant la dire — ou plutôt, ce sont les moments où la pensée se met à faire activement corps avec ce qu’elle pense, se l’étant assimilée, s’y étant fondue, dans la connaissance principielle d’Intelligence où substance et sujet ne font qu’un.

Ce qui peut laisser perplexe, c’est le statut, dans cette tradition en général et chez Klong chen rab ’byams en particulier, de ce régime de discours intermédiaire entre, d’une part, la simple métaphore à vocation illustrative et, d’autre part, le symbole immédiatement inducteur de la vision pure et nue, immédiate, d’une vérité qui n’est pas exprimable adéquatement — le niveau qui est propre à la philosophie, en tant qu’elle n’est ni littérature ou poésie, ni pur saut dans la lumière inconditionnée.

Certaines formes de discursivité sont bien frappées de discrédit, chez Klong chen rab ’byams, ou du moins cet auteur leur assigne-t-il de bien étroites bornes. Ainsi faut-il entendre le mot de rtog ge ba, qui veut dire raisonneur, mais avec une connotation très péjorative — sophiste, « cavillateur », amateur d’éristique fictionnant à côté du réel[41].

Toutefois, le mépris de la sophistique, loin d’être nécessairement synonyme de la haine de la philosophie, est souvent, bien au contraire, l’indice de l’amour de la spéculation profonde et solide. Et s’il fallait être mystique plutôt que philosophe dès lors que l’on pose quoi que ce soit au-dessus de la pensée discursive, alors non seulement Plotin, mais encore Platon et même Aristote, devraient être rejetés à ce titre dans les ténèbres extérieures de la pensée faible. Même le troisième genre de connaissance chez Spinoza, voire le savoir absolu hégélien, pourraient être disqualifiés dans l’optique d’une étroite pensée d’entendement, d’un logicisme sec. Bref, la philosophie serait émondée de ces plus vigoureux rameaux et l’on ne retiendrait que les moins succulents de ses fruits. Nier que l’œuvre spéculatif se puisse couronner dans une sorte d’immédiateté retrouvée, dans le lumineux éclat synoptique de l’intuition intellectuelle, c’est condamner la pensée à une errance sans fin et c’est, au fond, en le précipitant dans le mauvais infini, frapper de nullité le travail des philosophes.

Certes, l’idée d’un saut dans l’inconnu, d’une discontinuité absolue entre le moment discursif de l’enquête, d’une part, et l’accès à la possession de la vérité, d’autre part, n’est pas moins incompatible avec la possibilité de la philosophie. En effet, le premier moment ne serait alors qu’un tâtonnement sans vérité, tandis que le second serait une intuition purement ineffable. Il faut donc en somme que le premier ne soit pas seulement la préparation du second, mais aussi l’anticipation de tout son contenu, quoique dans une forme inadéquate, au moins image et reflet de ce vers quoi il tend, et non seulement préparation tout extérieure. Il faut, réciproquement, que le second, non content d’être le point d’aboutissement du parcours qui l’a précédé, en soit aussi la récapitulation, la reprise dans une perspective qui enfin lui donne son sens. Bref, il faut qu’il y ait entre les deux moments une relation qui soit celle du phénomène à l’essence ou de la figure à son objet.

Cela nous ramène à notre problème initial, celui du statut de l’image en général et du langage comme image en particulier, en définissant la philosophie elle-même, dans sa partie discursive (la seule qui soit écrite dans les livres de philosophie) comme une image de la vision intellectuelle qu’elle prépare. Certes, les métaphores sont des figurations des idées ; mais, si les concepts sont eux-mêmes les substituts de communications symboliques plus immédiates, ils sont avant tout eux-mêmes des images de la vérité.

Bibliographie

Sources tibétaines

Klong chen rab ’byams, Chambre au trésor des Ecritures : Lung gi gter mdzod, n° 281 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams ; cf. Sept trésors.

—, Manuel complémentaire de Thögal, soleil, lune, étoiles et planètes (Thod rgal gyi rgyab yig nyi zla gza’ skar, inBla ma yan tig yid bzhin nor bu), n° 23, cf. sNying thig ya bzhi. N° 100 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, Lampe de connaissance principielle de l’épiphanie du Fond : gZhi snang ye shes sgron me, n° 281 de notre catalogue alphabétique des œuvres de Klong chen rab ’byam, in Bla ma yang tig yid bzhin nor bu, traité n° 32, pp. 1-25 du vol. vaṂ dans l’édition de Tarthang Tülku. cf. sNying-thig ya bzhi.

—, L’Essence des trois rubriques (sDe gsum snying po), commentaire du Trésor du mode-d’être, cf. Sept trésors.

—, sNying thig ya bzhi : nous avons utilisée une reproduction tibétaine en cinq volumes, certainement non autorisée, sans mention d’éditeur, de lieu ni de date (1997-1998 probablement), de l’édition de Tarthang Tülku (dont nous ne connaissons pas davantage le lieu ni la date de publication. Il faut savoir que ces livres ont été distribués d’une manière très singulière et qu’il n’y a apparemment aucun exemplaire consultable de ces éditions de Tarthang Tülku en France). Autre édition : en 11 volumes, « reprinted by Tulku Tsewang, Jamyang & L. Tashi », New Delhi, 1970.

—, Sept trésors : Theg mchog rdzogs chen bka’ gter gyi | | bcud ’dus mdzod chen rnam bdun, The Famed seven treasuries of Vajrayāna philosophy (…) Reproduced from prints from the sDe dge blocks belonging to Lopon Sonam Sangpo, vol. I-VI, « Published by Sherab Gyaltsen and Khentse Labrang, Palace Monastery, Gangtok, Sikkim, and Printed at Lakshmi Press, Lal Kuan, Delhi », 1983.

—, Traité qui dissipe les ténèbres des dix orients : Phyogs bcu’i mun sel, in rNying ma bka’ ma rgyas pa, éd. de bDud ’joms rin po che, vol. XXVI (La). N° 158 de notre inventaire des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, Trésor de l’Élément Réel (Chos dbyings rin po che’i mdzod) : cf. Sept trésors. N° 60 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams

—, Trésor du mode d’être (gNas lugs mdzod) : cf. Sept trésors. N° 139 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, Trésor du sens des mots (Tshig don rin po che’i mdzod) : cf. Sept trésors. N° 201 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, Trésor des systèmes philosophiques (Grub mtha’ mdzod)  : cf. Sept trésors. N° 33 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, Vaste sphère spacieuse :gNyis ka’i yang yig lung don mthun pa nam mkha’ klong chen, un texte (n° 27) du Bla ma yang tig yid bzhin nor bu, cf. sNying thig ya bzhi. N° 74 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams.

—, De la quiétude fantasmagorique dans la Grande Complétude : rDzogs pa chen po sgyu ma ngal gso, n° 209 de notre catalogue des œuvres de Klong chen rab ’byams. L’un des trois textes fondamentaux de la Trilogie sur la quiétude (Ngal gso skor gsum), que nous avons consultée dans la réédition Dodrupchen de l’édition d’A ’dzam ’brug pa, sans indication de date ni de lieu (Gangtok, Sikkim ?).

Rig ’dzin rGod ldem, Ka dag rang byung rang shar kyi skor, in Byang gter dgongs pa zang thal, vol. 5, Smanrtsis Shesrig Spendzod Series, vol. 64, Leh (Ladakh), 1973.

Sa skya paṇḍita, Parfait discernement de la triple discipline (sDom gsum rab dbye), Sa skya pa’i bka’ ’bum, vol. V, pp. 297 320.

Tantra du lion à la dextérité consommée (Seng ge rtsal rdzogs) : Un des dix-sept tantra principaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen ; in rNying ma rgyud ’bum, vol. Na, pp. 559 – 712.

Tantra de l’Intelligence qui se donne le jour — Rig pa rang shar (De bzhin gshegs pa thams cad kyi ting nge ’dzin dngos su bshad pa ye shes ’dus pa’i mdo | theg pa chen po bla na med pa’i rgyud | chos thams cad kyi ’byung gnas | sangs rgyas thams cad kyi dgongs pa | gsang sngags gcig pa’i ye shes | rdzogs pa chen po’i don gsal bar byed pa’i rgyud | rig pa rang shar chen po’i rgyud ); in rNying ma rgyud ’bum, vol. Da, pp. 322 – 699. Un des dix-sept tantraprincipaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen.

Tantra de la Guirlande de perles (Mu tig phreng ba’i rgyud) : in rNying ma rgyud ’bum, vol. Na, pp. 304 – 393. Un des dix-sept tantra principaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen.

Tantra de bon augure paré de beauté (bKra shis mdzes ldan) : in rNying ma rgyud ’bum, vol. Na, pp. 173-193. Un des dix-sept tantra principaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen.

Tantra qui pulvérise les discours (sGra thal ’gyur) : in rNying ma rgyud ’bum, vol. Na, pp. 2-173. Un des dix-sept tantra principaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen.

Tantra de la sextuple sphère (Kun tu bzang po klong drug pa’i rgyud) : in rNying ma rgyud ’bum, vol. Na, pp. 394 – 467. Un des dix-sept tantra principaux de la catégorie sNying thig du rDzogs chen.

Tantra du roi créateur de toutes choses (Kun byed rgyal po) : tantra fondamental du rDzogs chen, associé à la Rubrique de l’Esprit (sems sde), in rNying ma rgyud ’bum, vol. Ka, pp. 2-499.

Tülku Tshullo (Tshul khrims bzang po), Manuel de pratique de la transparution de l’Idée de Samantabhadra (Khrid yig skal bzang re skong), manuscrit publié en Inde par ’Khor gdong gter chen sprul sku ’Chi med rig ’dzin (C. R. Lama), sans indication de date. Nous avons utilisé une copie de l’exemplaire personnel de ’Khor gdong gter sprul Rin po che, annotée de sa main. Voir notre traduction (Le Cerf, 2015) sous le titre Le Manuel de la transparution immédiate.

Sources en langues occidentales

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Meyer, F., gso ba rig pa, le système médical tibétain, Presses du CNRS, Paris, 1988.

Porcher, Marie-Claude, Figures de style en sanskrit, Paris, Collège de France, ICI, 1978.

 


[1] C’est ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, que Descartes introduit le modèle mécanique dans la conception du corps dans les premiers paragraphes du Traité de l’homme : « je suppose que le corps n’est qu’une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprès, pour la rendre la plus semblable à nous qu’il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qu’il met au dedans toutes les pièces qui sont nécessaires pour faire qu’elle marche, qu’elle mange, qu’elle respire, et enfin qu’elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent être imaginées procéder de la matière, et ne dépendre que de la disposition des organes. » Il est visible ici qu’une opération imaginaire de comparaison est requise à la base de cette construction qui passe, peut-être à juste titre, pour éminemment rationnelle.

[2] Cf. Marie-Claude Porcher, Figures de style en sanskrit.

[3] Cf. Guillaume d’Ockham, Somme de logique, chp. 16, trad. J. Briard, vol. I, pp. 55 sq. et surtout la note en bas de p. 55.

[4] Cf. Avicenne, La Métaphysique du Shifa, L. V, chp. 1, citée dans la Somme de logique, trad. citée, p. 50 : « Une forme, dans l’intellect, est reliée à une pluralité, et d’après ce rapport elle est un universel, puisque celui-ci est une intention dans l’intellect dont le rapport à ces êtres ne varie pas, quel que soit celui que l’on prend comme terme de cette relation. (…) Cette forme, bien qu’elle soit universelle par sa relation aux individus, est cependant individuelle par sa relation à l’âme singulière dans laquelle elle est imprimée. En effet, elle est seulement l’une des formes qui sont dans l’intellect. »

[5] Principes de la connaissance humaine, introduction, § 12.

[6] Principes de la connaissance humaine, introduction, § 15.

[7] Il est visible, au reste, que cette solution n’est pas entièrement satisfaisante : la fonction proprement conceptuelle, ayant été évacuée de l’idée elle-même, est réinjectée, si l’on peut dire, au niveau de l’idée de l’idée, c’est-à-dire de la manière dont on fait fonctionner l’idée comme signe soit d’un singulier, soit d’une multiplicité indéfinie de singuliers. En outre, cette manière de penser ne rend pas suffisamment compte de la différence entre les connexions imaginaires et les liens conceptuels : si, sur le plan imaginaire, les idées s’appellent l’une l’autre selon des associations qui peuvent être relativement fortuites (par exemple, leur « contiguïté dans la mémoire », dirait Hume), il n’en va pas de même dans les raisonnements rigoureux. Cette différence de régime de fonctionnement implique nécessairement que l’on puisse disjoindre raison et imagination. Mais on peut tout de même retenir de Berkeley, et les auteurs bouddhistes ne trouveraient là rien à redire, que cette disjonction ne peut pas être opérée de façon massive en naïve en disjoignant deux facultés et en attribuant à chacune des idées de nature intrinsèquement différente. On pourrait se demander, à cet égard (mais tel n’est pas ici notre propos) quel parti le bouddhisme pourrait tirer de la théorie spinozienne des idées.

[8] Prasannapadā, trad. J. May, p. 232-233.

[9] Raisonnement dialectique tel qu’Aristote en présente un grand nombre de figures dans les Topiques, dont l’analyse la plus complète et la plus cohérente est sans doute le livre d’Yvan Pelletier, La Dialectique d’Aristote (1992).

[10] Cette liste à huit termes donne sa structure au traité De la quiétude fantasmagorique dans la Grande Complétude de Klong chen rab ’byams. Je ne sais pas à quelle époque elle a pu se stabiliser définitivement ; toutes ces comparaisons sont récurrentes notamment dans la Prajñāpāramitā, mais la séquence précise ne paraît pas y être fixée.

[11] Il est vrai que l’on peut traiter le rapport de l’éloquence persuasive de l’imagination à la rigueur de la raison soit en insistant sur les spécieuses séductions de l’image, soit en mettant en valeur la manière dont la pensée prend appui sur l’imagination, comme quand le géomètre fait usage de figures. Il y va aussi de la question des rapports de la philosophie à la religion, et c’est pourquoi cette question des images et métaphores dans le bouddhisme est si centrale. En effet, Averroès, d’abord, puis Spinoza et enfin Hegel ont souligné, chacun à sa manière, que la ligne de partage entre philosophie et théologie tiendrait, d’une manière ou d’une autre, au caractère imagé du discours proprement religieux. Mais si, chez Hegel par exemple, la « vraie religion » donne bien le contenu de l’Esprit absolu, quoique « dans la forme de la représentation », chez Spinoza, en revanche, la religion ne vise aucunement à la connaissance vraie, mais seulement à toucher l’esprit des ignorants, dans lequel les raisonnements exacts ne trouvent que peu de prise, parce que l’imagination y prédomine. La religion ne vise qu’à la soumission et à l’obéissance, toutes choses que Spinoza ne juge pas, du reste, forcément mauvaises ni toujours inutiles. Seulement, il y a, selon cet auteur, une complète extériorité de la philosophie (ou de la science) et de la religion, et les deux registres ne doivent pas être mêlés. D’où la sécheresse conceptuelle de l’Éthique, qui ne peut guère faire appel au pouvoir persuasif de l’image.

[12] Au degré qui est le nôtre dans l’exploration de l’histoire de la pensée et de la littérature tibétaines, il est difficile de préciser exactement le degré d’originalité de Klong chen rab ’byams, génie singulier certes, mais profondément inscrit dans une longue tradition dont il se veut l’héritier, non seulement quant aux doctrines, mais encore pour ce qui regarde l’expression littéraire. Il paraît seulement avoir poussé à son paroxysme un art d’écrire dont il n’est pas l’inventeur.

[13] « Plan de consistance », eussent dit les auteurs de Mille plateaux. Quand nous disons que Klong chen rab ’byams construit ce plan, il faut dire aussi qu’il est loin de travailler sur une matière informe, et que, bien souvent, il n’a qu’à mettre bout à bout, comme en un puzzle ou un patchwork, les éléments qu’il recueille dans la littérature très abondante sur laquelle il se fonde (nous avons recensé à peu près 1400 titres d’œuvres citées dans ses écrits, sans compter les sources occultées, telles celles dont parle J.-L. Achard à la fin de L’Essence Perlée du Secret).

[14] Pour une autre traduction, cf. Richard Barron, Longchen Rabjam, A Treasure Trove of Scriptural Transmission, pp. 395 sq.

[15] Dans cette phrase, nous avons supposé que le texte tibétain de l’édition consultée lus dang | ngag dang | sems gsum gyi … était fautif, et avons, comme il nous paraît naturel, corrigé gyi (génitif) par gyis (instumental / ergatif). La traduction de Barron suppose la même lecture.

[16] Cette expression curieuse n’est pas expliquée ici. Peut-être ces trois « yeux » sont-ils le Corps, la Parole et l’Esprit (sku gsung thugs) éveillés dont il vient d’être question. Mais il est plus vraisemblable qu’il s’agisse de ce que l’on appelle par ailleurs la « triple connaissance principielle », correspondant aux trois modes de quiddité (ngo bo), nature (rang bzhin) et compassion (thugs rje) du Fond.

[17] Les vers suivants sont un passage du Chos dbyings rin po che’i mdzod dont le Lung gi gter mdzod est l’auto-commentaire.

[18] L’illusion.

[19] L’erreur.

[20] Mode de contemplation propre au Trekchö (Khregs chod).

[21] Doctrine comparable, mutatis mutandis, à la conception du passage de la deuxième à la troisième hypostase chez Plotin.

[22] Dans notre thèse de doctorat sur Le Système de Klong chen rab ’byams et son expression littéraire, non encore parue.

[23] Dès le Laṅkāvatāra-sūtra, qui, du reste, semble distinguer ālaya et ālayavijñāna.

[24] C’est ce que fut, au XVIIIème Siècle, Rig ’dzin ’Jigs med gling pa, dont l’écriture se meut avec beaucoup de grâce dans ces entrelacs imagés.

[25] Le comble de l’étrange, dans ce registre, n’est pas atteint, du reste, dans la tradition du sNying thig ; le Pont adamatin (rDo rje zam pa) de la Rubrique de la Sphère (Klong sde) va plus loin encore, puisque, en lieu et place de la disparition du maître en lumière et de la chute d’une cassette emplie de préceptes, que l’on trouve dans le sNying thig, il y apparaît seulement que le maître, à un moment donné (qui n’est pas celui du trépas, car, selon cette tradition, les premiers maîtres ne sont jamais décédés), énonce à son disciple une formule parfaitement inintelligible, laquelle donne le jour, chez l’auditeur, à la compréhension parfaite.

[26] Ce serait le cas de reprendre les analyses de Deleuze et Guattari qui, dans Mille Plateaux, explorent les modalités paradoxales de l’articulation de la forme de contenu et de la forme d’expression.

[27] C’est-à-dire que le maître, en donnant ses explications imagées, les illustrera en même temps en montrant au disciple les objets donnés en exemple (miroir, cristal…).

[28] Notamment les trois premières consécrations du sNying thig ou du dGongs pa zang thal, qui présentent un caractère tantrique marqué, en dépit de l’idée, classique chez les rNying ma pa, selon laquelle, pour toute classe de tantra, la première de ses consécrations récapitule toutes celles des tantrainférieurs (d’où il suivrait, logiquement, que toutes les consécrations relevant des cinq premières classes de tantra seraient récapitulées dans la première consécration du rDzogs chen sNying thig, dite « élaborée » (spros bcas kyi dbang), les trois (sNying thig) ou quatre (dGongs pa zang thal) autres étant spécifiquement propres au rDzogs chen. En réalité, la structure de ces consécrations serait plutôt assez parente, mutatis mutandis, de celle des Anuttara-yoga-tantra (ou des Mahāyoga-tantra et Anuyoga-tantra, chez les rNying ma pa), mais avec une hypertrophie de la quatrième consécration, souvent très lapidaire dans ces classes de tantra moins relevée, et qui prend ici une extension considérable.

[29] Cf. cette explication de ce terme dans la note 562 de la traduction May la Prasannapāda : « prapañca, littéralement « expansion » (…), me paraît désigner non pas tant la fonction de pensée discursive, correspondant, sous divers aspects, à vikalpa, virtaka, vicāra, que l’opération de cette fonction (« expansion », différenciation du réel global en objets et en concepts distincts (…), et le résultat de cette opération, c’est-à-dire le monde constitué en objets et concepts distincts (…). »

[30] Cf. Spinoza, Ethique, I, déf. VI, explication : « je dis absolument infini et non infini dans son genre ; en effet, de ce qui est infini seulement dans son genre, nous pouvons nier une infinité d’attributs ; pour ce qui au contraire est absolument infini, tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation appartient à son essence. » En ce sens, l’espace illimité, qui n’est infini qu’en son genre, image favorite des Prajñāpāramitā-sūtra, est une métaphore bien insuffisante de l’infinité du Dharmadhātu.

[31] Cf. sur ce point le texte fondamental du Trésor des Écritures, chp. VII, pp. 132-133 :

« La doctrine [selon laquelle] l’esprit d’Eveil [est] spontanément établi [par] nature,

[Et qui enseigne que] l’objectif est atteint sans [rien] faire, [est] le pic de la montagne souveraine,

Qui surpasse tout [autre enseignement], le Véhicule suprême, grand [et] royal.

La montagne souveraine, [sise] au milieu des quatre continents, [les] surplombe éminemment. De même dit-on de l’Ati, essence adamantine, [132] qu’il est une cime surplombant tous les Véhicules.

Selon le [Tantra de l’Intelligence qui] se donne le jour :

« Le pinacle de toutes les vues,

C’est, dit-on, l’Ati, Grande Complétude. »

Quels sont les exemples qui illustrent [le fait que cette doctrine est] le pinacle de toutes ?

De même que, si l’on s’est rendu au sommet de la montagne souveraine,

On voit d’un coup tous les pays situés en contrebas,

Tandis que la plus élevée des contrées est par nature invisible [d’en bas],

De même, l’essence adamantine de l’Ati

Est-elle le pinacle des Véhicules, [d’où] le sens [de] tous est clairement perceptible,

Tandis que les [adeptes des] Véhicules inférieurs n’en voient pas la signification.

C’est pourquoi [tel est bien] le moment où l’on accède au pic spontanément établi.

Depuis le sommet d’une montagne, on voit d’un coup toute contrée située [plus] bas ; mais depuis ces régions-là, le sommet de cette montagne ne [se laisse] pas clairement apercevoir. De même toutes les significations des Véhicules inférieurs sont-elles aperçues d’un coup depuis celui-ci, tandis que son sens est invisible du point de vue des moins relevés, en raison [d’une erreur de perspective qui fait] confondre le haut et le bas (mtho dman ’dzol ba). Il en va comme il est expliqué dans l’Assemblée secrète (gSang ’dus, Guhyasamāja), [dans les vers] : « alors, parvenu au sommet… », [et ainsi de suite]. »

[32] Les trois attributs du Fond. D’une manière très simplifiée, ils correspondent respectivement (1) à l’aspect de vacuité du Fond (sur lequel, paradoxalement, les rDzogs chen pa ne le cèdent en rien aux Madhyamika) ; (2) à son aspect de clarté ; et (3) à son dynamisme expressif qui le fait se déployer sous la forme des apparences multiples, pures et impures.

[33] Les particularités grammaticales de la langue tibétaine ne permettent pas de trancher cette ambiguïté dont, du reste, l’auteur joue habilement. Il faut rappeler que, de tous les grands philosophes tibétains, Klong chen rab ’byams est certainement celui qui, en poète, tire le plus grand parti de tout le potentiel expressif de la langue dans laquelle il s’exprime.

[34] Nous soulignons.

[35] Principalement dans notre thèse de doctorat sur Le Système de Klong chen rab ’byams et son expression littéraire, soutenue en Sorbonne en mai 2002, non encore publiée, — mais déjà, à titre d’esquisse, dans les Papiers du Collège International de Philosophie, n° 33, septembre 1996, « La psychologie et la noétique spéculatives du bouddhisme tardif, I ».

[36] dKyil ’khor est le pendant tibétain du mot sanskrit maß≈ala.

[37] Lus kyi rgya, expression qui pourrait également signifier « coquille (enveloppe) corporelle », si elle ne voisinait souvent avec d’autres images comme celle de la corde et autres entraves. Toutefois, l’image du petit du paon dans l’œuf, fréquente par ailleurs dans le même corpus, pourrait nous incliner à réviser cette lecture. Du reste, l’image du cocon combine en quelque sorte les deux idées, celle de l’œuf et du filet.

[38] Encore que la séquence de la chute originelle des êtres se reproduise à chaque renaissance, l’état intermédiaire post mortem nous replaçant à chaque fois dans une situation analogue à celle de l’épiphanie du Fond.

[39] L’expression tibétaine désigne une fenêtre pratiquée dans le toit d’une maison (explication de Ringu Tülku Rinpoché). Il s’agit naturellement d’une métaphore désignant le canal de lumière joignant le cœur aux yeux, « fenêtre du cœur » au sens presque littéral, dont il sera question plus tard.

[40] Lecture confirmée par Ringu Tülku.

[41] Le terme apparaît par exemple dans la version tibétaine du passage fameux du Laṅkāvatāra-sūtra où il est question, dans la version de L. Silburn (Le Bouddhisme, p. 241) des « cadavres de mauvais Logiciens » :

« 48. Il n’y a ni nature propre, ni conscience informatrice ni réalité ni conscience [de tréfonds]. Ce sont là distinctions à l’usage d’esprits puérils, cadavres de mauvais Logiciens. »

Dans la traduction de D. T. Suzuki, le même passage est ainsi rendu :

« There is no self-nature, no though construction, no reality, no ālayavijñāna ; these, indeed, are so many discriminations cherished by the ignorant who like corpses are bad logicians. »

Rédigé par Stéphane Arguillère

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