Le départ de Longchen Rabjam (1308-1364) du monastère de Sangphu en 1332 : une lettre d’injures contre les Khampas

Publié le 20 Mars 2021

 

Dans les biographies de Longchen Rabjam, ce qui vient après la description détaillée de ses études, c’est l’épisode du départ du monastère kadampa (bka’ gsams pa) de Sangphu (gSang phu), qui était alors le centre principal des études philosophiques au Tibet central. Comme différents éléments amènent à penser que c’est en 1332 qu'il quitta ce monastère, c’est donc de cette année qu’il faut dater le texte intitulé rKyen la khams ’dus pa ka kha gsum bcu, c'est-à-dire, il me semble : Lassitude envers les circonstances, un acrostiche alphabétique (c'est-à-dire un poème composé avec la contrainte que l'alphabet tibétain entier doit y apparaître dans l'ordre en formant la la première syllabe de chaque vers). [Il y a sans doute un jeu de mots dans le titre entre khams ’dus pa au sens d'abattement et dans un sens plus littéral mais inusité : «assemblée de Khams [pa]», – comme si l'on écrivait qu'ils sont «khams-sternants».] – Selon les biographies, Longchenpa quitta ce monastère à la suite de conflits avec des moines originaires du Tibet Oriental (Khams) ; il aurait composé ce poème satirique (ngan rtsom) en partant de Sangphu et l’aurait affiché, selon la légende 1, sur la chaire de l’abbé. Le fond n’en est pas très remarquable, même s'il est amusant ; quelques passages me demeurent obscurs – mais le texte illustre un genre (poésie satirique) dont on n'a pas tant de témoignages que cela au Tibet et la composition est habile. 

La présente publication a pour but, si j'ose dire, d'attirer les critiques, au sens où, après avoir retravaillé le texte, certaines parties me paraissent encore bien obscures, mais je ne peux pas aller plus loin (je remercie ma collègue Françoise Robin de m'avoir fait quelques utiles remarques sur certains passages, qui m'ont permis d'introduire des nuances qui m'avaient échappé ou que je ne voyais pas bien comment rendre). Toutes les critiques sont les bienvenues, notamment du côté des bons connaisseurs de la tradition poétique indienne, qui pourraient voir le sens des allusions qui m'échappent. 

Nyoshül Khenpo (rDzogs chen chos ’byung, p. 259 sq.) donne quelques éléments, sinon des motivations du conflit, du moins des avanies infligées par les moines du Khams à Longchen Rabjam : il semble qu’ils le forcèrent à déménager sept fois d’un bâtiment à l’autre (A Marvelous Garland of Rare Gems, p. 102 : « During his time in Sangpu, some monks from Easter Tibet evicted him from his rooms seven times. Lonchenpa wrote enough tracts to fill a basket, which he carried to the teaching throne in his dormitory » ; dans la traduction française de Christian Bruyat, L'Avènement de la Grande Perfection Naturelle, p. 183 : «Après (?) son séjour à Sangphou, des moines du Khams le chassèrent sept fois de suite des différentes cellules où il séjournait. Rédigeant à leur endroit des pamphlets en nombre suffisant pour remplir une mesure d'orge, il en couvrit le trône d'enseignement qui était dans sa cellule (?) et s'en alla. »). C’est donc à la suite de cette persécution que notre auteur composa ce poème et quitta Sangphu. Quant aux raisons du différend, outre l’envie, la liste des maîtres, si par hasard elle a quelque chose de chronologique, indique peut-être un glissement progressif, ou plutôt un retour, de Longchen Rabjam à la tradition religieuse de son enfance, celle des Nyingmapa. Si l’époque, au vu des Annales bleues ou à la lecture des vies de maîtres comme Butön , Dolpopa Sherab Gyaltsen ou Longchen Rabjam, etc., nous donne l’impression d’une extraordinaire liberté religieuse, celle-ci n’a jamais exclu la controverse, même brutale, et, surtout les tensions politiques [2] du temps, il est possible qu’il y ait eu des religieux à Sangphu pour réprouver l’intérêt de notre auteur pour la tradition Ancienne ou tel ou tel autre aspect de son activité. Cela est d’autant plus vraisemblable que Longchenpa ne s’est pas intéressé seulement à ce que l’école Nyingma peut avoir de passablement acceptable pour les « Modernes » (gSar ma pa, les autres écoles du bouddhisme tibétain), mais s’est penché également sur les révélations (gter ma) de Nyangral Nyima Özer (Nyang ral Nyi ma ’od zer, 1124 ou 1136-1192 ou 1204) et de Guru Chöwang (Guru Chos dbang, 1212-1270) dont la complète omission dans les Annales bleues (Deb ther sngon po) tend à montrer que même nombre d’esprits des plus ouverts du Tibet, respectueux de tout ou partie de la « tradition orale ininterrompue » (bka’ ma) de l’école Ancienne, ont pu y trouver à redire.

Les Khams pa sont souvent perçus par les gens du Tibet Central comme arrogants, brutaux, grossiers et bravaches [3]. – Le personnage de provincial mal dégrossi, mais en même temps outrageusement fier, que l’humour populaire leur fait jouer, n’est pas éloigné, toute chose égale par ailleurs, de la figure du Gascon dans la littérature française du XVIe siècle, comme il se voit, par exemple, dans les Avantures du Baron de Fæneste d’Agrippa d’Aubigné. On en a, certes, moins de témoignages littéraires ; c’est que les Tibétains estiment certainement que ce qui les fait rire ne mérite pas, en général, d’être couché sur le papier. Le texte suivant mérite donc notre attention, du moins, en tant qu’échantillon du registre satirique dans la littérature tibétaine.

Avoir mis cette traduction en ligne n’aura pas été inutile : notre ami Thierry Lamouroux m’a indiqué un article japonais contenant une traduction du même poème, postérieure à la publication de la mienne (2007, figurant dans la thèse soutenue en 2002). Elle figure dans un livre de Shinichi TSUMAGARIThe Meaningful to BeholdA Translation of Longchenpa's Biography and Explanatory Notes (CreateSpace Independent Publishing Platform, 2016, ISBN-10 : 1540636364), qui, outre l'édition du texte tibétain de la principale biographie de Longchenpa, refait assez inutilement et avec bien moins de détails la tâche dont je m'étais acquité dans Profusion de la vaste sphère. Sa traduction anglaise du poème a du moins le mérite de confirmer la mienne (elle n'en diffère en rien), mais elle n’éclaire absolument pas les allusions obscures. On s’étonne du niveau d’ignorance de toute la bibliographie en langues européennes autres que l'anglais, qui est devenue la norme dans les études tibétaines aujourd’hui…

J'avais publié une version très imparfaite de ce texte dans ma thèse (Profusion de la vaste sphère, Peeters 2007), mais comme j'ai retravaillé ce texte avec mes étudiants de l’Inalco, je publie ici une version retouchée avec le texte tibétain éditée en Wylie. J'ai laissé les codes couleur utilisés avec les étudiants pour l'analyse grammaticale du texte :

  •     : particules « de rang 1 », connectant les diverses parties d'un même groupe nominal ;
  •     : particules « de rang 2 », particules casuelles indiquant la fonction du groupe nominal relativement au verbe qui le régit ; 
  •     : particules « de rang 3 », servant à lier entre elles des propositions gouvernées par un verbe ;
  •      : élément de nature verbale.
  •     : quelques particules n’appartenant à aucune des trois premières catégories.

 

 

[268] O svasti siddha | gang gis bsten pas rnam grol mdzod brnyed shing | | Rig dang grol ba’i phun tshogs ’byung ba’i gzhi | | ’Gro kun dge legs [su] [269] | bskrun pa’i gnyen gcig pu | | Tshogs mchog dge ’dun snyan du tshig ’ga’ gsol |

Oṃ svasti siddhaṃ !
1. Toute personne qui se fie [à vous, ô Congrégation,] a trouvé la chambre au trésor de la complète libération ;
[Vous êtes] le socle d’où procèdent les perfections de gnose et de délivrance,
Le seul allié de tous les migrants, qui les établit en ce qui est bel et bon,
O sublime assemblée, prêtez l’oreille à ces quelques mots !

Ka ling yul du srin po rgyu ba bzhin | | Kha ba can du chom rkun khams pa’i rigs | ∅ Ga ru gnas kyang grong rdal ’jom byed pa’i | | Nga rgyal chag sdangs rgyu ba gzigs lags sam |

2. À l’instar des ogres se ruant sur le pays de Kaliṅka,
Avez-vous vu l’engeance des brigands Khams pa, qui en ces neigeuses [contrées],
Où qu’ils se trouvent, ravagent les bourgs,
[Véritable] ruée d’arrogance, de concupiscence et de haine ?

Ka ling = Kaliṅka [4] ; srin po = ogre ; rgyu ba = courir, se ruer ; Kha ba can = « enneigé », le Tibet ; chom rkun = brigands ; rigs = race, engeance – équivalent de « la gent » en français classique ; ga ru = ici indéterminé + la don au sens de « où que… » ; grong rdal = bourg ; ’jom est sans doute une graphie erronée pour ’joms ; nga rgyal = orgueil ; chag sdangs = désir et aversion ; gzigs = honorifique de voir / regarder ; lags = sorte d’auxiliaire de politesse ; sam = ’am, interrogatif.

Ca co’i rang bzhin nyon mongs khams pa’i tshogs | | Cha’o bzhin du phyogs bcur rgyu byed cing | | Ja chang ’thung zhing srog chags gsod byed pa | | Nya pa bzhin du gnas pa gzigs lags sam |

3. Cette foule des Khams pa, de nature jacassière [et troublés par] les passions,
Qui à l’exemple de Pratirūpa [5] s’agitent dans les dix orients,
Repus de thé et de bière, tuant des animaux,
Vivant de la pêche [ou se tenant postés comme des pêcheurs ?], les avez-vous observés ?

Ca co = clameur, bruit, bavardage… ; nyon mongs = passions ; Cha’o est l’équivalent du sanskrit Pratirūpa qui a plusieurs sens mais qui est ici sans doute le nom propre d’un démon ; srog chags = êtres vivants.

Ta la’i tshal du stag gzig rgyu ba bzhin | Tha chad chang ’tshong rkun po’i gnas rnams su | | Da byid zos bzhin ’dod chags mes gdungs pas | | Na chung tshol phyir rgyug pa gzigs lags sam |

4. Avez-vous vu qu’à la manière de tigres et léopards courant dans un bosquet de bananiers,
Ils se ruent dans des tripots sordides que fréquentent les voleurs,
Croquant du lézard, consumés de lubricité,
À la poursuite des filles qu’ils convoitent ?

Ta la = bananier ; Tha chad = sordide ; da byid = « lézard », composant animal de certains remèdes (?), peut-être aphrodisiaque vu le contexte ?

Pa nas gang ba’i ldum ra ngan pa’am |  | Pha rol chang dang sgog btsong dris sun ’byin | | Ba lang bzhin du gtsang btsog mi shes pas | | Ma rabs dud ’gro khams pa gzigs lags sam |

5. Ils font fuir les autres par leurs affreux jardins potagers emplis de pa na (sa) 
Et par leur puanteur de bière, d’ail et d’oignon [ciboule]
Avez-vous regardé les Khams pa, ces animaux grossiers [mal dressés],
Discernant aussi peu que des bœufs ce qui est propre et ce qui est malpropre ?

Pa na est normalement de la petite monnaie, mais cela n’a pas tellement de sens dans le contexte. C’est sans doute un mot sanskrit. En sanskrit, panasa = arbre à pain (artocarpus integrifolia). Cela marche bien pour un jardin ou verger (ldum ra), mais je ne sais pas quelle est la connotation. Ba lang = bœufs, bovins. Ici peut-être bouviers, gardiens de bœufs, personnes mal dégrossies. gTsang btsog = le propre et le malpropre.

Tsa nas rang la rgol ba ’byung ba’i tshe | | Tsha zer byed la mun pa’i skyes bu’am | | Dza ra sdang ra’i rgyal phran ji bzhin du | | Wa skyes bzhin du ’bros pa gzigs lags sam |

6. Les avez-vous vus, quand un conflit leur survient [avec Tsa na ???],
Pareils aux êtres de la nuit exposés [à l’astre] aux chauds rayons,
Ou au roitelet [de] Dza ra sdang ra,
Qui comme des renards se sauvent [lâchement] ?

rGol ba = conflit ou adversaire ; Dza ra sdang ra pourrait s’analyser comme Jaras-daṅra, qui sonne comme un nom propre, « Vieux… » dans un conte indien, mais je ne sais pas quelle est l’allusion. Wa skyes = renard (animal proverbialement poltron dans la poésie et les contes tibétains).

Zhwa rmog gyon cing nyes med yul rnams su | | Za ma’i ched du mi rnams rdung byed cing | | ’A cag khrel med yin zhes smra ba yi | | Ya rabs tshul chad khams pa gzigs lags sam |

7. Coiffés de casques, ils vont en pays ami [« innocent »]
Frapper les gens pour [leur voler] de la nourriture.
Les avez-vous vus, ces Khams pa qui, détruisant tous les bons usages,
Disent : « nous, les sans-vergognes… » ?

Zhwa rmog = casque mongol ; za ma peut signifier hermaphrodite, parfois au sens d’individu sans vigueur (lâche…) – mais je pense que le sens « aliments » est plus probable ici. rDung ba = frapper. ’A chag = « nous autres » dans certains parlers du Khams. Khrel med = sans honte (péjoratif). Ched du  = en vue de (but).

[270] Ra lug ba lang la sogs gsod pa’i phyir | | La chu ’phrang gsum brgal nas grong rdal ’joms | | Sha za chang ’thung bud med bsten pa yi | | Sa steng btsan pa’i chom rkun gzigs lags sam |

8. Afin de massacrer chèvres, moutons et bœufs, etc.,
Passant les cols, traversant fleuves et défilés, ils saccagent les cités,
Se gorgeant de viande, s’abreuvant de bière, fréquentant les femmes,
Ce sont les brigands [les plus] violents [parus à la] surface de la terre — les voyez-vous ?

Ha cang thal ba’i byed tshul ngan pa ’di | | A khu khams pa’i thos bsam sgom gsum yin | | Yi ge sum cu’i tshigs su bcad pa ’di | | gnas nas phud tshe lam ka’i bzhi mdor sbyar |

9. Cette mauvaise conduite grosse de contradictions,
C’est l’étude, la réflexion et la méditation des compères (a khu) Khams pa.
Ces quatrains [basés sur] les trente lettres [de l’alphabet tibétain],
Je les ai placardés à la croisée des chemins, quand on m’a chassé.

Ces pa ’di yang bSam yas pa Ngag gi dbang pos gSang phu ne’u thog tu sbyar ba ’dis dge legs ’phel ba’i rgyur gyurcig |

Ceci a été écrit par Ngagi Wangpo (Ngag gi dbang po) de Samyé (bSam yas) à Sangphu Neutok (gSang phu ne’u thog) ; que la diffusion de la vertu et du bien être s’ensuive !

Ha cang thal ba = absurdité, conséquence fatale absurde (terme de logique, pris ici de manière humoristique) ; byed tshul = manière de faire ; bzhi mdo = croisée des chemins, mais le poème est censé avoir été placardé sur la chaire de l’abbé de gSang phu. sByar = coller ; pourrait aussi vouloir dire « composer ». Ngag gi dbang po est un des nombreux noms / pseudonymes de Klong chen pa, qu’il a beaucoup utilisé dans sa jeunesse et pour ses compositions poétiques.

 

[1] Biographie composée par Glag bla, p. 34.

[2] Rappelons que les différends politiques entre factions rivales ne pouvaient pas ne pas avoir des répercussions religieuses, du fait des liens étroits entre clans féodaux et branches du bouddhisme tibétain. Si Dol po pa Shes rab rgyal mtshan semble avoir eu l’habileté (ou la chance) de ne pas se laisser impliquer dans ces conflits politiques, Klong chen rab ’byams, lui, s’y est trouvé engagé.

[3] Il existe naturellement aussi, chez les Khams pa, un stéréotype de l’homme du Tibet central, poli jusqu’à l’hypocrisie, flatteur et politicien, superstitieux, parlant un langage ampoulé et affectant l’humilité…

[4]Kaliṅka (कलिङ्क) is an alternative wrong spelling for Kaṇiṅka, which is the Southern equivalent of Kaṇika, the reference being, no doubt, to the minister or statesman (mantrin) Kaṇika (named after the famous authority Kaṇika or Kaṇiṅka cited in the Arthaśāstra of Kauṭilya), who appears only once in the epic, and that expressly for the purpose of expounding his political philosophy to the Kauravas.”

[5]Pratirūpa (प्रतिरूप).—An asura (demon). This demon who held sway over all the worlds also died. His story was told to illustrate that there was an end to all lives. (Śloka 53, Chapter 227, Śānti Parva).”

 

 

Rédigé par Stéphane Arguillère

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O
Encore de nos jours :<br /> <br /> "'Une nonne de l’Amdo me confia un jour qu’elle n’aimait pas beaucoup les Khampa, parce qu’elles parlaient de façon trop directe (c’est-à-dire qu’elles n’affichaient pas l’humilité que l’on attend d’une religieuse)."<br /> <br /> Nicola Schneider (article)
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S
Oui, tout à fait d'accord, les clichés ont la peau dure – et aussi les différents ethos régionaux tibétain: il y a vraiment une manière d'être tendanciellement différente d'une région à l'autre du monde de culture / langue tibétaine. Je me souviens d'avoir autrefois servi d'interprète à Orgyen Topgyal Rinpoché, c'était une véritable caricature, tout à fait dans le style tourné en ridicule par Longchenpa dans son poème.