Suite et fin de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 19 : voyage au Bhoutan, en Inde, et au Népal de 1998-99, etc., jusqu’à sa mort en 2002
Publié le 8 Juillet 2017

Chhimed Rigdzin Rinpoché avec toutes sortes de personnalités, dont le Pape Jean XXIII. Photo empruntée à la page Facebook KHORDONG WORLDWIDE
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Si j’avais su, en commençant de coucher par écrit ces quelques souvenirs, qu’il y aurait tant d’épisodes, je ne sais si j’aurais eu le courage de m’engager dans cette aventure ; mais, maintenant que le vin est tiré, il faut le boire — d’autant que ce n'est pas sans une douce ébriété que je retrempe mes lèvres à cet ancien calice.
L’été 1998, j’ai servi d’interprète, au centre de Lerab Ling, à plusieurs lamas, dont le très attachant Tülku Sherab Özer, qui fut frappé d’une attaque (AVC) juste après avoir formellement intronisé Sogyal Rinpoché comme tülku de Tertön Sogyal. Cet épisode tout à fait effrayant, combiné avec d’autres éléments également consternants (dans d’autres registres), me détermina à partir soudainement, sans demander mon reste. Pour la première fois, je ressentis un vif mouvement de rébellion et même de colère — mais d'une colère, au fond, très désintéressée —, notamment à l’endroit de tout ce qui s’interposait entre Nyoshül Khenpo et moi, faisant obstacle à la réception de ses enseignements. Moi qui, pratiquant régulier du rite de Chö, avais toujours appelé sur moi les obstacles — « puissé-je prendre sur moi toutes les souffrances et toutes les fautes de tous les êtres, et puissent-ils obtenir tout mon bonheur et mes mérites », selon la formule que l’enseignement de Lojong nous invite à intérioriser — je me redressai alors, pour la première fois, avec une sainte indignation et la volonté de passer, fût-ce en force, à travers tous les empêchements devant lesquels j’avais cru jusqu’ici devoir souplement me plier.
Je récitai dans cette disposition intérieure la pratique de Mahākāla et de tous les Protecteurs, terma de Chhimed Rigdzin Rinpoché (« Zilnön Lingpa », de son nom de «découvreur de trésors»). Je ne sais aujourd’hui ce qu’il faut penser de telles pratiques et des esprits que l’on y invoque ; toujours est-il que les rares fois où j’ai osé solliciter quelque chose pour moi-même (en l’occurrence, d’ailleurs, il ne s’agissait que de renverser des obstacles à mon plus cher désir dans le sens du bien tel qu’il est présenté par la tradition tibétaine), j’ai obtenu satisfaction — mais souvent d’une façon, sinon purement parodique, du moins mêlée d’amertume.
Toujours est-il que, sitôt rentré chez moi au Havre, je trouvai, à ma grande stupéfaction, une lettre de Nyoshül Khenpo ; je l’appelai, il prit lui-même le combiné et me dit en substance :
« Si tu as toujours le désir de recevoir de moi les préceptes du Dzogchen, il ne faut plus tarder ; je suis vieux, maintenant. »
Aussitôt, je me disposai pour tâcher d’obtenir une mise en disposition — mais, à quelques jours de la rentrée, je ne dus son obtention qu’à la forte recommandation de François Jullien (alors Président du Collège International de Philosophie dont j’étais l’un des «directeurs de programme»), grâces lui en soient rendues ; en tout état de cause, je serais parti, au risque d’être renvoyé de l’Éducation Nationale. Je vendis la plupart de mes meuble, stockai le reste et mes livres chez parents et amis, rendis mon petit appartement de la rue des Orphelines au Havre et pris un billet d'avion pour New Delhi, d'où, au bout de quelques jours, je parvins au Bhoutan, hélas seulement pour une semaine ou deux, je ne m’en souviens plus très bien.
C’est à une autre série de souvenirs — celle qui se rapporte à Nyoshül Khenpo, que je devrais aussi écrire un jour — qu’appartient la suite immédiate, que je réserve donc pour plus tard afin d’éviter des répétitions inutiles. Quand je dus partir, trop tôt pour que le Khenpo, déjà bien malade, ait pu me donner tous les enseignements qu’il avait visiblement l’intention de me conférer, je pris le car de Thimpu pour aller à Siliguri, chez Chhimed Rigdzin Rinpoché. J’avais l’intention de me rendre ensuite au Népal, où Taklung Tsétrul Rinpoché allait donner toutes les transmissions du Jangter (Byang gter, « trésor du Nord », dont le Gongpa Zangthal est la fine fleur).
J’ai dû passer une semaine, plus ou moins, dans la famille de Chhimed Rigdzin R., dans sa maison de Siliguri. C’est la seule fois où j’ai vu Amala, sa femme tibétaine, et un peu mieux connu ses enfants, dont Tülku Ugyen Chemchok, aujourd'hui dépositaire principal de sa tradition.
Je n’ai en fait que peu de souvenirs distincts de cette époque-là, où dans ma mémoire s’exerce la souveraineté absolue de Nyoshül Khenpo. Mes souvenirs de la maison de Rinpoché et de mes conversations avec lui à cette époque-là sont bien plus confus que ceux des années précédentes. Je donnerai les pièces manquantes du puzzle si j’ai le courage de rapporter aussi mes souvenirs sur Nyoshül Khenpo, plus tard, sur ce blog.
Toujours est-il qu’après être parti de chez Chhimed Rigdzin Rinpoché, je me suis rendu au Népal ; Nyoshül Khenpo m’avait donné une lettre de recommandation pour Chökyi Nyima Rinpoché, en le demandant de bien vouloir me loger quelque part, pour que j'aie le loisir de traduire son Histoire du Dzogchen Nyingthik. Chökyi Nyima Rinpoché a préféré me demander de servir d’interprète pour un Khenpo dont je ne me rappelle plus le nom, qui enseignait sur l’Ornement de la libération de Gampopa. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs de cette époque-là (enfin, ils reviendraient sûrement si je me concentrais davantage, mais peu importe, il ne s’agit pas de Chhimed Rigdzin R.), si ce n’est que c’est alors que je me suis brouillé avec l’étrange Khenpo Chöga, personnage qui me paraît typique de ce que l’on pourrait appeler l’«arrogance coloniale» des lamas tibétains dans leurs rapports avec les Occidentaux.
Soit dit au passage : les lamas trouvent tout naturel de nous appeler par nos prénoms, comme les hippies d’autrefois, tandis que nous leur donnons tous les titres qui, dans leur tradition, leur reviennent (certains Occidentaux, dans leur engouement passionné, allant jusqu’à leur en donner de plus pompeux, auxquels ils n’ont aucun droit). Il y a là quelque chose de profondément déséquilibré, qui, de la part des Occidentaux, relève de l’ethnomasochisme le plus enragé. En langue tibétaine, on évite les noms personnels, trop familiers, et l’on appelle volontiers de son titre même un ami avec qui on plaisante librement. Je pense que Chhimed Rigdzin, lui, avait bien perçu ce problème quand il m’avait dit « outside, little pride show necessary ». À l'époque où il m’a dit cela (à la toute fin de 1992), j’étais déjà professeur agrégé depuis quelques mois, et peut-être n’aurais-je pas dû me laisser appeler de mon prénom par les Tibétains, dont, au reste, j’ai bien perçu alors à quels points leur mentalité excessivement hiérarchique les amène à avoir littéralement besoin de savoir quel est le rang social de leur interlocuteur. J’invite tous les Occidentaux à appliquer cette règle dans leurs rapports avec les Tibétains : certes, intérieurement, embrasser l'humilité la plus profonde (c'est-à-dire : que chacun ait un rapport réaliste avec sa propre faiblesse trop humaine), mais, dans les rapports avec les Tibétains en général, et en particulier les lamas, imposer l’usage du titre. Vous êtes simple institutrice ? Que celui que vous appelez Khenpo vous appelle Gen-la. Vous êtes médecin ? Exigez Emchi-la. Et ainsi de suite. Vous leur rendrez le plus grand service et vous les mettrez à l’aise selon les normes de leur propre civilisation. S’ils ne veulent pas, rappelez-les aux bons et anciens usages. Je n’irais pas jusqu’à dire, comme autrefois Charles Pasqua à propos des terroristes, que la terreur va changer de camp. Mais cela rétablirait un minimum d’ordre et de dignité dans les rapports, surtout quand il s’agit de relations avec des personnages que vous ne regardez pas comme vos maîtres et qui n’ont aucun titre à y prétendre. C’est en tout cas ce que m’inspire le souvenir de mes rapports avec divers personnages particulièrement grossiers, ingrats et suffisants comme le Dzogchen Khenpo Chöga.
Après quelques semaines d’interprétariat, au monastère de Chökyi Nyima Rinpoché, pour un autre Khenpo, lui très aimable, modeste, bien élevé, mais dont je ne me rappelle plus le nom, je suis parti pour Pharphying (Yangleshö), où Ralo Rinpoché accueillait, pendant une quarantaine de jours, les transmissions du Jangter données par Taklung Tsetrül Rinpoché. C’est alors que j’ai été amené à recevoir de ce maître les vœux de Getsül (« novice »), que je devais abandonner un an plus tard, après la mort de Nyoshül Khenpo et dans l’état de profond découragement où cette mort m’avait plongé.
À mon retour à Katmandhu, Chökyi Nyima Rinpoché me prit à part pour me demander si j’avais des nouvelles de la santé de Nyoshül Khenpo. Officiellement, il avait pris froid, mais, en réalité, des échos de plus en plus alarmants arrivaient du Bhoutan : il était presque complètement paralysé, du fait de la tumeur au cerveau dont il devait mourir quelques mois plus tard.
C’est alors que je me suis retourné vers Chhimed Rigdzin, pour la première fois de ma vie avec toutes les attentes superstitieuses que le désespoir peut produire même chez un être humain intruit et à peu près équilibré. Il a composé une prière de longue vie pour Nyoshül Khenpo, en plus de celles qui existaient déjà ; cette prière est en fait une version légèrement modifiée de celle de Guru Dorjé Drakpo Tsal, la principale forme terrible de Padmasambhava dans les Trésors du Nord. Pour la première fois aussi, mon angoisse m’a poussé à lui demander, comme à un devin, si je reverrais Nyoshül Khenpo, c’est-à-dire si je trouverais le moyen d’aller au Bhoutan, ce qu’il m’a confirmé. En fait, je n’ai pas réussi à aller au Bhoutan, mais le Khenpo a été emmené dans une clinique en Thaïlande, puis, quelques mois plus tard, en France où j’ai pu passer avec lui presque toutes les dernières semaines de sa vie. Je ne développe pas cela ici : ce serait trop hors du sujet.
Après la mort du Khenpo à la fin août 1999, je n’ai pas beaucoup revu Chhimed Rigdzin Rinpoché, qui lui a survécu jusqu'en juin 2002 (pratiquement quinze ans jour pour jour avant que je ne commence à mettre par écrit cette série de souvenirs). J’étais à la fois complètement perdu suite à la mort de Nyoshül Khenpo et surtout à cause de l’absurdité au moins apparente qu’elle conférait à ma si longue attente couronnée par de si brefs et si fragmentaires enseignements, puis par des semaines passées à la veiller tandis qu’il était mourant, sans qu’il me donne fût-ce le plus vague éclaircissement sur l’avenir ou la plus légère indication sur l’avenir. Il m’a aussi fallu achever ma thèse, énorme monographie (à peu près 1500 pages) sur Longchenpa, soutenue le 13 mai 2002, donc guère plus d’un mois avant la mort de Chhimed Rigdzin. J’ai cependant réussi à la voir encore une fois dans le Jura français, avec un de mes meilleurs amis que j’avais embarqué dans ce périple ; mais je n’en ai hélas que des souvenirs bien vagues, si ce n’est qu’il a été avec moi d’une très grande douceur, qui ne s’expliquait sans doute pas uniquement par sa propre fatigue à l’approche de la mort. Je pense qu’il percevait très bien que je n’étais pas alors en état d’en supporter davantage.
Peut-être d’autres souvenirs me reviendront-ils plus tard ; peut-être me rendrai-je compte aussi qu’il y en a qui me sont bien présents à l’esprit, mais que j’ai oublié de rapporter. J’espère surtout que ces récits donneront envie à d’autres de raconter ce dont ils ont été les auditeurs ou les témoins, pour ajouter davantage de chair à ce trop maigre squelette.
Il me resterait à dire, pour compléter mon témoignage, ce que j’ai retiré, finalement, de la fréquentation de ce personnage qui à la fois crevait l’écran et faisait éclater le cadre — tout cadre, même, au fond, celui du bouddhisme tibétain. Mais, en me le demandant sincèrement, je n’arrive pas à répondre à cette question. Il n’était pas un modèle que l’on pouvait imiter — je dirais même : que l’on aurait pu vouloir imiter. D’une manière générale, je ne prendrais pas au sérieux un homme qui poserait au maître spirituel tout en s’affichant avec des maîtresses, en tournant tout en ridicule, en parlant de soi avec une pompe confinant au grotesque, en donnant des enseignements plus bizarres et comiques que vraiment instructifs, etc. Mais, en vérité, je suis encore plus incapable dans son cas que dans tout autre de juger sa vie selon les normes d’une morale normale. Je ne suis pas non plus capable d’exprimer clairement ce qu’il m’a apporté, ce en quoi il m’a changé. Mais je suis profondément persuadé que sa singularité sauvage s’est, je ne sais comment, machiné sur la mienne et qu’elle a déterminé des mouvements très profonds dont aujourd’hui encore je ne perçois bien ni la nature, ni la portée. Même avec toute la distance que j’ai prise depuis des années à l’égard du bouddhisme, je suis obligé de reconnaître que, somme toute, je porte à jamais son empreinte indélébile, comme si quelque chose de sa personne avait en quelque sorte infusé dans la mienne. Je ne sais si je mérite le titre de disciple de Chhimed Rigdzin Rinpoché ; je n’y prétends même pas. En revanche, je suis à coup sûr quelqu’un dont la trajectoire de vie a été profondément impactée (et, à mon avis, plutôt pour le meilleur) par cette incompréhensible rencontre. Je ne sais quelle trace la vie de Chhimed Rigdzin Rinpoché laissera dans l’histoire de notre époque, telle qu’elle sera écrite par ceux qui viendront bien après nous ; je pense que peut-être personne ne prendra jamais la mesure de ce qu’il aura été, à l’exemple de ces profonds courants marins qui, à la surface des flots, ne laissent aucune trace discernable.