Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 17 : la traduction du Manuel de la Transparution Immédiate (première partie)
Publié le 7 Juillet 2017

Source de l'illustration : page Facebook KHORDONG WORLDWIDE.
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J’aime bien cette photo qui, plus que beaucoup d’autres, m'évoque Chhimed Rigdzin tel que je l’ai connu. C’est exactement l’expression qu’il pouvait avoir quand, une fois, débarrassant la table après son déjeuner, je lui demandai si je devais aussi lui prendre sa tasse à thé, et qu'il me répondit, avoir une voix horriblement sifflante :
« DOESSS IT MAKESSS YOU PRRRROBLEM ? »
Une fois données les transmissions du Gongpa Zangthal, il fallait donc que je m’attelle à la traduction du manuel composé par Tülku Tsurlo (ou Tshullo). C’est encore là toute une aventure dont le détail n’est pas inintéressant. À mon idée, ce texte ne pouvait être traduit qu’en recevant de Rinpoché, au fur et à mesure, pas à pas, les instructions de pratique. Je ne pouvais m’imaginer le traduire simplement à partir du sens littéral, d’ailleurs souvent obscur, du tibétain.
Il faut dire qu’en 1995, je m’étais engagé aussi, sous la direction de Michel Hulin à la Sorbonne (Paris-IV), dans une thèse sur Longchenpa (1308-1364) — thèse qui devait être soutenue en 2002 — l’année même de la mort de Chhimed Rigdzin Rinpoché, survenue d’ailleurs à très peu de jour de la soutenance — et dont, d’ailleurs, le présent blog contient les parties impubliables en version papier (appendices techniques) — les parties publiables constituant le fond de mon livre Profusion de la vaste sphère. La préparation de cette monographie sur la vie, l'œuvre et la pensée de Longchenpa m’a amené à lire toute son œuvre, à laquelle on ajoute les textes dont il a été le principal éditeur — soit 24 volumes tibétains, à peu près (selon les éditions), dont beaucoup traitent de thèmes connexes à ceux du Manuel de la transparution immédiate. Le travail assidu sur Longchenpa et ses sources, en complément de la lecture du Gongpa zangthal et du Manuel lui-même, devaient finir, moyennant aussi quelques éclaircissements oraux reçus de divers maîtres, finir par me permettre d’y voir clair jusque dans le moindre détail de ce texte. Mais, au départ, beaucoup de choses m’échappaient, d’autant que le manuscrit sur lequel je travaillais était rempli de fautes de copiste (en dépit des corrections manuscrites ajoutées par Rinpoché son exemplaire personnel, sur une photocopie duquel j'ai toujours travaillé). Et puis surtout, pris dans mon idée (ou : dans l'idéologie tibétaine) selon laquelle il fallait être formé pas à pas et dans le moindre détail par le maître détenteur de la lignée pour pouvoir envisager de traduire un texte pareil, j’éprouvais beaucoup de réticences en dépit de mon appétit de me lancer dans cette entreprise à bien des égards déraisonnable. Je ne saurais mieux faire que citer ici mon introduction à la version française du Manuel, où je raconte l’histoire de cette traduction (que l’on pardonne l’usage, pénible pour les non-tibétisants, de la translitération scientifique : elle était nécessaire dans la collection où ce livre a été publié) :
« Il y aurait presque un livre à faire sur les conditions dans lesquelles cette version française a été réalisée; ce livre serait aussi instructif qu’amusant, mais il faudrait pour l’écrire – comme, du reste, pour composer la biographie de C. R. Lama, dans la trame de laquelle les épisodes de la réalisation de cette traduction formeraient comme un fil secondaire – un écrivain qui serait fils à la fois de Rabelais, de Céline, de Gombrowicz et peut-être aussi de l’Abbé de Rancé.
Pour m’en tenir étroitement à ce qu’il faut savoir, cette traduction française, commencée en 1995 après trois ans de lecture attentive du manuscrit, a été, dans sa première version, achevée en 1997, à l’instigation et grâce aux conseils de Chhimed Rigdzin Lama.
C. R. Lama m’avait dit je ne sais combien de fois : « Si tu ne traduis pas en anglais toi-même, il y aura des obstacles. » Mais j’ai craint que, l’anglais n’étant pas ma langue, une version anglaise de ma façon manquât à la fois de précision, de clarté et d’élégance. Aussi ai-je opté pour le français, et accepté la généreuse proposition de David Cowey [un disciple proche de CRR] de traduire ma version française en anglais, moyennant ma supervision attentive. C’est donc la version française «premier jet» (1997) qui a servi de base à une première traduction anglaise, bouclée vers 1998.
C’est ce brouillon traduction anglaise à peine achevée, mal révisée encore, d’un texte français plus qu’imparfait qui a été communiqué, vers 1998, à C. R. Lama. J’avoue avoir été très profondément contrarié d’être ainsi dépossédé de mon travail et qu’il sorte de l’atelier dans un état encore nullement présentable. Je l’ai été encore davantage de ce que, le niveau d’anglais de Chhimed Rigdzin Rinpoché ne lui permettant pas de la corriger lui-même, il a immédiatement fait transmettre cette ébauche informe à Tülku Thondup, célèbre maître tibétain, éminemment érudit vivant aux États-Unis et dont l’anglais est bien meilleur que n’était celui de C. R. Lama, lié à ce dernier par leur commune origine géographique et leur inscription partagée dans les mêmes courants spirituels. C. R. Lama semble avoir très vivement insisté pour que Tülku Thondup révise la traduction anglaise de David Cowey; après une longue hésitation, Tülku Thondup paraît l’avoir très largement refaite. Le fruit de son travail m’a été connu à la toute fin de la vie de C. R. Lama ; comble de la sainte mortification, David Cowey, qui à l’époque ne connaissait pas du tout le tibétain, y est remercié, tandis que le principal artisan de la traduction voit son travail entièrement pillé sans un mot de reconnaissance.
Cette version anglaise est certes peut-être utile: Tülku Thondup comprend le texte tibétain mieux que quiconque. Cependant, elle présente hélas le défaut qui est commun à presque toutes les traductions que l’on fait depuis sa propre langue dans une langue étrangère: le thème est infiniment plus difficile encore que la version, surtout dans un domaine où il n’y a guère d’usages établis – et il me semble que le texte tibétain, même s’il est sans doute parfaitement transparent pour le traducteur, n’est pas pour autant restitué en anglais avec toute l’exactitude voulue, tant pour ce qui est du style que pour ce qui est même de certains détails du contenu.
À la lecture, cela m’a fait regretter mon entêtement à ne pas traduire moi-même en anglais : certes, surtout à l’époque, j’aurais fait bien des contresens (j’en ai encore relevé un certain nombre à la dernière relecture), à la différence de Tülku Thondup à qui l’on ne peut reprocher que de traduire souvent le sens global sans restituer la subtilité du lexique et la syntaxe particulière des phrases tibétaines. Mais, précisément, le style en anglais n’aurait pas été plus maladroit, et puis cela eût évité bien des intermédiaires et bien des malentendus – sans doute aurais-je eu le plaisir et l’honneur de travailler avec Tülku Thondup, au lieu de voir mon travail traité comme une matière première qu’on emploie sans lui attribuer la moindre part dans l’œuvre.
Le découragement que cette situation a produit, se conjuguant avec la mort de Nyoshül Khenpo – ma principale source d’inspiration du côté du rDzogs chen – en 1999, puis de Chhimed Rigdzin Rinpoché en 2002, ma thèse qu’il a fallu boucler et soutenir à ce moment-là, à quoi il faut encore ajouter, vexation des vexations, la production d’une traduction française par les disciples de Chhimed Rigdzin Rinpoché sur la base de celle de Tülku Thondup, et bien d’autres avanies démoralisantes qui se sont accumulées – tout cela m’a assez longtemps dégoûté de mettre la dernière main à cette traduction.
Pour autant, je ne l’ai jamais vraiment abandonnée : elle vieillissait comme un bon vin en cave ; je l’annotais constamment au fil de mes lectures et de mes réflexions. Toutes ses parties ont été confrontées à beaucoup de matériaux parallèles dans la littérature tibétaine, notamment les cinq forts volumes de la Quadruple Essence du Cœur (sNying thig ya bzhi) ou les Sept Trésors (mDzod bdun) de Klong chen rab ’byams, que j’avais dû étudier méticuleusement dans le cours de la préparation de ma thèse. Si, au départ, la lecture de la traduction de Tülku Thondup m’a été utile pour voir quelques erreurs que j’avais faites, elle est tout de même venue bien trop tard : au fil des années, le texte tibétain m’est devenu bien plus transparent encore que l’anglais (ne serait-ce que parce qu’il est intrinsèquement plus clair: certaines parties de l’anglais pourraient avoir été rédigées par quelqu’un qui sert de secrétaire à Tülku Thondup et qui n’a peut-être pas réussi à comprendre ce que le savant tibétain voulait dire dans son anglais, malgré tout, limité).
J’ai bénéficié, depuis 1995, des éclaircissements de plusieurs maîtres et savants tibétains bien versés dans cette tradition particulière, sans parler des informations de détail (notamment pour quelques mots très rares, ou empruntés à la langue vernaculaire, ou incorrectement orthographiés dans le manuscrit) que plusieurs amis tibétains lettrés ont eu la bonté de me prodiguer. Il ne serait pas possible de rendre à chacun ce qui lui est dû, s’agissant d’un travail qui s’est étalé sur une vingtaine d’années et aussi à cause du fait que ce sont bien souvent des explications données sur d’autres corpus qui ont illuminé le sens de certains passages de celui-ci. Vu le laps de temps considérable qui s’est écoulé entre le début et la fin de mon travail sur ce texte – entre mes vingt-et- un et mes quarante-six ans, en somme – la plupart des points sur lesquels j’ai achoppé au départ me paraissent aujourd’hui d’une simplicité tellement enfantine, que je ne peux plus leur consacrer une note explicative donnant des remerciements pour des explications finalement moins claires que ne l’est aujourd’hui pour moi le texte lui-même tel quel. Il y a aussi beaucoup de difficultés sur lesquelles je suis longtemps resté perplexe, mais qui n’étaient dues qu’à l’accumulation d’erreurs du copiste dans le manuscrit: sitôt le véritable texte rétabli, toute obscurité s’est évanouie. Enfin, les matériaux « en ligne » dont on dispose aujourd’hui sont incomparablement plus riches que ce avec quoi il fallait travailler il y a vingt ans. Je me suis beaucoup servi, pour résoudre mes derniers doutes, du Rangjung Yeshe Wiki (http://rywiki.tsadra.org), et l’édition des Dix-sept tantra sur http:// wikisource. org/wiki est extrêmement précieuse pour retrouver rapidement une citation. Le site TBRC (http://www.tbrc.org) est évidemment une mine d’or, et plus encore depuis qu’il permet de retrouver des passages dans de très nombreux textes tibétains simplement en en tapant quelques mots.
Je ne peux cependant m’abstenir d’exprimer ma gratitude particulière à l’égard de Yongs’dzin rin po che bsTan ’dzin rnam dag et du mKhan po bsTan pa g.yung drung, son disciple. En tant que religieux de tradition Bon, ils ne sont évidemment pas spécialistes des textes du dGongs pa zang thal dans ce qu’ils ont de particulier. Mais, on le sait, le rDzogs chen existe aussi dans leur religion, sous une forme étonnamment parallèle ; leur degré de connaissance du détail de leurs propres textes, ainsi que leur générosité pour ce qui est de partager leur vaste science, m’ont été d’un grand secours, là où les rNying ma pa me laissaient dans le vide ou dans le vague – soit pour respecter «la discipline de l’arcane», soit quelquefois par ignorance des subtilités de leur propre littérature.
Voilà quatorze ans que C. R. Lama n’est plus ; je regrette bien sûr de n’avoir pas pu publier les fruits de mon travail de son vivant : mais il fallait tout ce temps et le niveau de tibétain que j’ai finalement acquis pour l’amener à un état que je juge enfin digne d’être livré à l’éditeur. Je pense aujourd’hui, avec bien du retard, que le résultat est digne de la confiance qu’il m’a faite, même s’il est maintenant certain que je ne présenterai jamais au public la traduction anglaise qu’il désirait de moi. »
Ce cadre général étant posé, je continuerai, dans le prochain chapitre, en rapportant quelques épisodes qui ont jalonné les années où j’ai travaillé à la traduction de ce texte sous la direction, souvent lointaine (en apparence) de Chhimed Rigdzin Rinpoché.