Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 16 : ce qui passe du maître au disciple
Publié le 6 Juillet 2017

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Je ne sais qui est l’auteur de la photo que j’ai mise en illustration et que j’emprunte à la page Facebook « KHORDONG WORLDWIDE ». Ce qui est certain, c’est que c’est la première photo de CRR que j’aie vu, avant de le rencontrer ; elle doit dater de 1988 à peu près.
Je n’ai évoqué qu’en passant, dans l’épisode précédent, l’entourage de Rinpoché ; je ne sais ce qu’il faut penser du fait que beaucoup de maîtres tibétains déploient autour d’eux un véritable Pandémonium, quand ils enseignent en Occident. Il y aurait sans doute beaucoup à dire, dans de multiples registres. Dans beaucoup de cas, il est clair que les Tibétains ne comprennent tout simplement rien à la psychologie des Occidentaux (notamment pour ce qui touche aux traits dépressifs, auto-destucteurs, tendant à la culpabilité profonde, qui paraissent leur échapper); mais précisément, sur ce plan-là, Chhimed Rigdzin Rinpoché est l’un des rares maîtres tibétains que j’aie rencontré à l’égard de qui je n’ai aucun doute quant à la finesse réelle de sa perception de l’esprit d’autrui.
D’une manière générale, les disciples occidentaux des lamas tibétains s’exagèrent beaucoup la clairvoyance ou tout simplement la pénétration de leurs maîtres: outre mon expérience personnelle à l'égard de ceux que je regardais comme mes maîtres, d’innombrables observations que j’ai faites, notamment comme interprète pour des entrevues personnelles durant une bonne vingtaine d’années, m’ont profondément persuadé qu’Occidentaux et Tibétains auraient tout à gagner d’échanges plus francs, où le disciple, même s’il lui plaît de croire à l’omniscience de son maître, n’en procéderait pas moins à une confession franche de ses difficultés, et où le maître, quitte à ce que le disciple se raconte qu’il n’y a là qu’un jeu, poserait franchement les questions sur ce qui lui échappe et qu’il ne parvient pas à deviner.
Évidemment, ce serait reconnaître, au moins tacitement, que les maîtres du bouddhisme ne sont pas ce qu’on voudrait qu’ils soient. Mais, si un progrès n’est pas fait dans cette direction, il est certain que la décomposition du bouddhisme tibétain à la faveur de son passage en Occident ne va faire que continuer. Paradoxalement, c'est la piété (allant souvent jusqu’au masochisme) des nouveaux convertis occidentaux qui le tue, en créant des situations qui bloquent en réalité la communication pleinement humaine. N’ai-je pas entendu des personnes (pourtant on ne peut plus instruites), dire (d'un autre maître, d'ailleurs) : « Rinpoché est un Bouddha, il n’a pas besoin de manger, il fait semblant par pure compassion pour nous ».
Chhimed Rigdzin ne peut pas être suspect de cette cécité trop humaine aux méandres entrelacés du psychisme de ses élèves : j’ai donné de nombreux exemples (et je pourrais en donner davantage, dont certains feraient peut-être froid dans le dos) qui donnent à penser que, dans son cas au moins, l’on était devant lui vraiment à nu et même comme transparent de part en part. Au reste, même si, bien sûr, dans le contexte de la « dévotion au maître » prônée par le bouddhisme tibétain, il devait faire avec toutes sortes de projections idéalisantes de la part de ses disciples, il me semble qu’il était plus que tout autre capable de les démolir. Car enfin, même si nombre des histoires que j’ai rapportées peuvent donner l’impression d’une sorte de tyran, de gourou à moitié fou exigeant de ceux qui le suivaient qu’ils abandonnent tout bon sens, à mon point de vue au moins, une bonne partie de ce qu’il pouvait dire ou faire aboutissait à la destruction méthodique, précisément, de l’image pieuse du « Lama ».
Si l’on voulait écrire un petit essai sur « l'humour des lamas », il est clair que Chhimed Rigdzin mériterait un chapitre à part. Toute comparaison sur la qualité des personnes mise à part et à ne considérer que les discours, il y a un abîme entre, par exemple, son humour et celui d’un maître qui passe pour en avoir comme Sogyal Rinpoché. Chhimed Rigdzin, d’abord, ne respectait absolument rien ni personne, du moins en paroles, à part Tülku Tsurlo (ou Tshullo) et Düdjom Rinpoché. Son humour était donc loin de se restreindre à tourner en ridicule de manière plus ou moins sadique des disciples placés en position d’infériorité, soi-disant pour les corriger. Outre la veine satirique, il y avait aussi une composante d’humour noir que je n’ai pas encore assez soulignée peut-être, mais dont on a eu un échantillon au moins dans son discours sur la magie noire ; on verra, dans un épisode prochain, qu’il ne négligeait pas non plus le registre savoureux des blagues anthropophages. On a vu aussi qu’il ne reculait pas devant les plaisanteries sexuelles extrêmement crues. Mais surtout, et c’est là le point-clef, il allait beaucoup plus loin que tout autre dans une forme d’auto-dérision parfois un peu difficile à percevoir.
CRR ne craignait pas d’évoquer les misères du grand âge ; combien de fois ne l’a-t-on pas entendu dire, dans les dernières années de sa vie :
« I still not fully stupid »,
Au sens : je ne suis pas encore complètement sénile. Mais je me souviens aussi de l’avoir entendu décrire plusieurs fois la dégradation du corps d’un vieillard dans des termes très médicaux, très objectifs, quoique nourris de sa propre expérience. Certes, parfois, c’était simplement léger et amusant, comme dans cette réponse qu’il m’a faite une fois où je lui demandais des nouvelles de sa santé :
« Les pneus sont morts [= il ne pouvait plus beaucoup marcher], la carrosserie est défraîchie, MAIS LE MOTEUR EST ENCORE BON ! »
Mais parfois c’était plus avilissant.
Cependant, l’essentiel n’est pas là, mais, à mon avis, dans la manière souvent excessivement pompeuse dont il parlait de lui-même. Je ne sais à quel point ses autres disciples occidentaux pouvaient en être conscients, parce que, peut-être, pour capter cette forme de «second degré», il faut bien connaître les codes culturels tibétains. Mais quand, comme je l’ai raconté, il jeta le tampon que lui avait fait faire Guy Serre en 1989, « H.E. (“son éminence”) Chhimed Rigdzin Rinpoché », en disait : « Haha, pourquoi pas Sa Sainteté ? », c’était évidemment, du point de vue tibétain, une pure énormité.
Dans certains cas, il est permis de penser qu’il ne faisait qu’affirmer son rang réel dans une hiérarchie cléricale tibétaine brouillée par les effets de l’invasion chinoise et par les illusions des nouveaux convertis occidentaux au bouddhisme tibétain. Ainsi, dans un entretien que j’ai eu avec lui beaucoup plus tard, en Inde, lors de mon voyage de 1998-99, il me dit (en substance ; sa femme tibétaine était à ses côtés et s’en amusait) :
« Tous ces gens, Nyoshül Khenpo, le Khenpo Thubten de Rahor, le Khenpo Thubten de Mewa, le Khenpo Jigmé Phuntsok, Chatral Rinpoché (!), etc., ils n’étaient rien au Tibet, et maintenant, ils sont devenus si importants [dans l'école Nyingmapa]… »
Cette formule si choquante visait en réalité, de manière un peu désabusée, ce bouleversement des hiérarchies traditionnelles, privilégiant les tülkus de grands monastères, en regard desquelles ces personnages pouvaient certes peut-être faire un peu figure de « parvenus », au sens où ils ne devaient leur rang qu’à leurs qualités personnelles et étaient en effet sortis du rang au cours de leur vie. Mais, d’une façon générale, Chhimed Rigdzin Rinpoché avait une manière de parler de lui-même qui aurait relevé de l’orgueil le plus monstrueusement déréglé, s’il n’avait été par ailleurs si plein de bon sens. L’orgueil peut certes très facilement pousser vers le ridicule ceux qui n’ont pas conscience de l’effet que leur jactance produit sur leurs auditeurs ; mais à mon sens, il y avait une grande part de second degré dans les énormités que CRR avait coutume d’énoncer. Il m'en a lui-même procuré la clef dans un conseil qu’il m'a donné quand il m’a fait une lettre de recommandation pour le CIHTS de Sarnath au début de l'hiver 1992-93 :
« Intérieurement, il est bien d’être humble ; mais, dans le monde universitaire [indien, en l'occurence], OUTSIDE LITTLE PRIDE SHOW NECESSARY. »
Il était parfaitement conscient de la nécessité de cette part de « théâtre de l’égo » pour se faire dans la société la place sans laquelle on est empêché de faire le bien dont on serait capable. Une part de sa mise en scène de lui-même s’explique d’ailleurs par sa longue fréquentation des universitaires indiens, souvent très capables, eux, de premier degré dans ce genre de présentation pompeuse de soi-même.
Le point où je veux en venir pour traiter la question qui m’occupe est celui de la destruction de l’idole du maître.
Un lecteur de ces récits s’est plaint (au vu, je crois, du seul premier épisode) de ce qu’il n’était pas ici « assez question de Dharma ». J’accorde bien volontiers à ce lecteur frustré qu’il s’agit, dans ces souvenirs, du témoignage sur un homme remarquable, de quelqu'un qui, s’étant éloigné du bouddhisme, ne peut pas en parler avec toutes les présuppositions ou les stéréotypes d’un discours interne au bouddhisme tibétain. Mais je l’invite à considérer aussi à quel point, d’une certaine manière, cela me confère aussi un point de vue qui n’est pas sans valeur : j’essaie en effet de saisir précisément ce qui reste du personnage de Chhimed Rigdzin Rinpoché tel que je l’ai connu, une fois décapé de tout le verbiage stéréotypé sur les « maîtres réalisés ». J’en suis réduit au contenu brut de mon expérience en quelque sorte désenchanté, désabusé ; et force m'est de constater que, dans le cas de Chhimed Rigdzin, ce qui reste une fois le personnage déshabillé, si je puis dire, de toute fiction romantique, est loin de n’être rien — ce que je ne suis pas capable de saisir au même degré s’agissant de plusieurs des autres maîtres que j’ai suivis.
C’est l’occasion de revenir aussi sur le mythe trungpien de la folle sagesse en regard de la réalité de la conduite d’un maître hors-norme.
La « folle sagesse » trungpienne semble toujours placer le maître dans une sorte de position hors-sol, hors du monde, point de vue absolu que nul ne peut voir, auteur pervers des règles du jeu dont il dispose souverainement, soi-disant pour « détruire l'égo » du disciple. Par contraste, Chhimed Rigdzin Rinpoché s’engageait dans des interactions très concrètes, très humaines et très simples avec ceux qui le suivaient. Le lieu réel de l’enseignement, à mon sens, c’était plutôt la table du repas pris avec lui que les moments formels où il prêchait sur son trône. Même alors, beaucoup de choses passaient par le dialogue, comme lorsqu’il interpelait l’assistance en demandant qui avait compris tel point, par exemple, du texte récité.
Il est vrai que Chhimed Rigdzin Rinpoché était, en un sens, insaisissable et imprévisible. Mais il l’était plutôt comme une singularité sauvage et anarchique que comme je ne sais quelle hypostase terrifiante de l'Absolu. Précisément en raison de son incommensurable bizarrerie, il était difficile de le percevoir fût-ce comme ces divinités « courroucées » dont le panthéon tibétain est rempli. Son côté trisckster, « décepteur », poussé souvent jusqu’à une sorte de clownerie, détruisait jusqu’à toute entreprise de « vision pure du maître comme un Bouddha ».
Pour le dire autrement : il est le seul qui ait réussi à faire dérailler tout mon théâtre mental de jeune bouddhiste pieux. Tandis que je parvenais bien à me raconter que Nyoshül Khenpo était un être Éveillé, mon attitude intérieure devant Chhimed Rigdzin était surtout : « Je ne sais pas, je n'y comprends rien, mais je fais confiance ».
Le présupposé de la tradition bouddhique (ou Bön) tibétaine, c’est que le centre de gravité de la relation du disciple au maître est dans la transmission des enseignements dont le maître est dépositaire, perçus comme moyens nécessaires à l’accès aux accomplissements spirituels. En somme, la séquence normale est censée être : je rencontre le maître ; je reconnais que c'est celui que je veux suivre parce qu’il a toutes les qualités voulues ; il me teste puis m’accepte comme disciple ; alors, il me transmet peu à peu ses préceptes ; je les mets en pratique sous sa direction, comme un apprenti formé à un métier manuel par un patron ; puis j’en récolte les fruits que finalement je dois partager avec autrui.
Mais je voudrais risquer une hypothèse un peu audacieuse qui m’est inspiré par une phrase curieuse que Nyoshül Khenpo a dite un jour à son neveu Orgyen, qui me l’a rapportée.
Un jour, Orgyen a demandé au Khenpo quel était le lha skal, littéralement, la « part divine », de chacun de ses disciples. Ce terme nomme en fait la part dans l'héritage spirituel d’un maître qui revient à chacun de ses disciples.
Apparemment, pour tous les autres, Nyoshül Khenpo a nommé tel ou tel enseignement traditionnel des tantras ou du Dzogchen, etc. Mais, quand il s’est agi de moi, le Khenpo aurait dit :
« Son lha skal, sa part d'héritage spirituel, C'EST MOI-MÊME. »
Cette formule curieuse et même peu compréhensible d’un point de vue traditionnel me paraît avoir un grand sens : finalement, le centre de la relation du maître au disciple, ce ne sont peut-être pas les fameux enseignements, qui, à bien des égards, n’ont peut-être que le caractère d’une sorte d’objet transitionnel. Et, pour continuer dans ce registre psychanalytique, peut-être l’essentiel est-il bien plutôt dans le transfert, dans quelque chose qui se noue et qui s’opère à la charnière de ces deux singularités, celle du maître et celle du disciple.
À la fin, pour être honnête, je n’ai pas appris grand-chose de mes maîtres, en termes d’information : même quand j’ai fini par avoir les fameux « enseignements », y compris quand il s’est agi de vérifier mon expérience, notamment du Dzogchen, franchement, ils n’ont guère fait que mettre les points sur les i, que certifier ce que j’avais déjà compris à la croisée de la pratique méditative et de la lecture des textes. Il est certes vrai que j’ai beaucoup lu les textes avec une forme de dévotion très ardente, comme si, en somme, je les entendais de la bouche même des maîtres envers qui j’avais la piété la plus enthousiaste. Mais, si je suis honnête et puisque je peux parler maintenant sans aucun souci de trahir quoi que ce soit, je ne peux pas imputer à mes interactions avec ces singularités sublimes aucun accroissement direct de ma compréhension, soit intellectuelle, soit même par expérience.
En revanche, je suis certain d’avoir été très profondément façonné par ces interactions très intenses, tellement intenses que, bien des années après leur mort, je pense et repense sans fin à ces échanges qui restent présents dans ma mémoire avec une incroyable précision.
Pour aller plus loin dans le sens de l’hypothèse que je risque ici : quand Nyoshül Khenpo a dit : « Son lha skal, sa part d'héritage spirituel, C'EST MOI-MÊME », je ne comprends pas cela comme s’il s’agissait de dire que je serais devenu comme lui, un autre lui-même. Il y a entre ceux que j’ai regardé comme mes maîtres (et que je dois toujours considérer comme tels, d’une certaine façon, en dépit — ou à cause même — de mon évolution ultérieure) un abîme de différences ; ils ont été pour moi plutôt des exemples que des modèles : de puissantes sources d’inspiration pour aller au bout de mon propre « parcours d’individuation », et non des types à singer au mieux, à imiter de la façon la plus servile. À la fin, il me semble que le maître, c’est celui qui rend le disciple sensible à sa vocation la plus propre et qui lui donne quelque chose de l’énergie qu’il faut pour suivre jusqu’au bout ce fil d’Ariane dont tous les conformismes nous invitent à dévier.
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