Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 15
Publié le 5 Juillet 2017

Photo de C. R. R. vers l'âge de 20 ans, qui se trouve dans le livre Oracles and Demons of Tibet (1956) de Nebesky-Wojkowitz, à qui R. a servi (entre autres) d'informateur. La photo a manifestement été retouchée : elle est beaucoup plus claire que celle qui figure dans le livre et le fond (paysage) a été supprimé.
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J’ai laissé le lecteur au milieu des transmissions du Gongpa zangthal. Tous ces souvenirs, ici brassés, à la fois en ont ramenés d’autre du fond de ma mémoire, et ont suscité quelques réactions, y compris d’anciens disciples de Rinpoché.
Je n’ai pas voulu jusqu'ici mettre en scène ces autres fidèles de Rinpoché, au risque de paraître me donner une place trop centrale, comme si, tout au long de ces années, j’avais toujours été en tête-à-tête avec le maître. Il n’en est absolument rien ; autant j’ai eu avec Chhimed Rigdzin plus d’échanges personnels qu’avec aucun de mes autres maîtres tibétains, ne serait-ce que parce qu’il était très facile d’accès, étant parfaitement capable de faire fuir par lui-même les importuns, ou d’indiquer de manière plus qu’explicite que l’entrevue était terminée, mais aussi parce que je lui ai plusieurs fois servi d’interprète français pour des entrevues (très peu pour des enseignements publics : ce rôle était réservé à Patrice Sammut ; en public, j’ai dû traduire une initiation de Senge Dongma et l’enseignement qui l’accompagnait, et c’est tout).
Si je n’ai pas beaucoup parlé des disciples de Rinpoché, ce n’est en aucune façon, encore une fois, pour me donner un rôle qui n’a pas été le mien. Du point de vue général de la communauté des disciples occidentaux de C. R. R., je n’ai vraiment servi qu’à être celui qui a fait les requêtes pour que l’enseignement du Gongpa Zangthal soit donné. Encore y ai-je été habilement amené par Rinpoché lui-même. En somme : il fallait, pour que l’enseignement puisse être donné selon les normes traditionnelles, qu’il ait été demandé avec insistance par un disciple de Rinpoché, ayant tout de même une idée de ce qu’il demandait ; j’étais, à l'époque, le seul à être passablement versé dans le Dzogchen et à avoir une idée de ce qu’était le Gongpa Zangthal ; j’avais en outre le caractère qu’il fallait, au sens d’un mélange de docilité (je comprenais que Rinpoché, à sa façon, m’y poussait) et d’obstination (je ne me laissais pas décourager non seulement par la difficulté de la chose, mais encore par les rebuffades de Rinpoché).
Je ne m’attribue même là-dedans qu’un rôle très instrumental : je suis profondément persuadé que Rinpoché voulait donner le Gongpa Zangthal en Occident avant la fin de sa vie et je pense qu’il a arrangé lui-même tous les tendrel, comme diraient les Tibétains, les « concours de circonstances » fastes, qu’il jugeait nécessaires pour cela, y compris mes requêtes. Si je n’avais pas été là, il est très probable qu’il s’y serait pris autrement pour obtenir exactement le même résultat.
Dire que je n’ai été en cela qu’un instrument subordonné à son bon plaisir, ce n’est pas dire qu’à ses yeux je n’aie été que cela. Si je devais souligner un aspect encore du comportement de Chhimed Rigdzin, je dirais que cet homme, qui paraissait tellement impulsif et parfois colérique, et dont globalement (en toute bonne foi) on ne comprenait pas où il voulait en venir, était en vérité souverainement habile et qu’il semblait vraiment percevoir la trame sous-jacente de la destinée de telle sorte qu’avec peu d'action visible, il produisait de vastes effets.
Pour donner un exemple de la manière d’être de Rinpoché, voici une demande qu’il m’a faite un jour :
« Un jour, tu seras un grand professeur d’université. Pourrais-tu faire une lettre de recommandation pour mon fils Ugyen (Chemchok) pour qu’il puisse venir en France voir mon ophtalmologue (« eye-doctor », disait-il) quand il en aura besoin ? »
Cette demande a dû être faite il y a vingt ans ; je ne sais pas si elle s’accomplira un jour, encore que je sois tout disposé, aujourd’hui encore, à faire la lettre de recommandation voulue, qui, après tout, même si je ne suis à cette étape que maître de conférences aux Langues' O (et non «un grand professeur»), aurait peut-être déjà un certain poids auprès de l’ambassade de France en Inde.
Ce curieux rapport à l’avenir et cette étrange manière d’agencer les causes et conditions d’évènements futurs a eu une grande place dans mes rapports avec Rinpoché, alors même que ses autres disciples m’ont dit qu’il ne leur avait pas fait tant de prédications et que moi-même je n’aie jamais sollicité Rinpoché en ce sens, sauf une fois, dans ma grande détresse, en 1999, quand j’ai compris que Nyoshül Khenpo était mourant au Bhoutan et que j’ai craint de ne pas le revoir. Ainsi, Chhimed Rigdzin m’a prédit je ne sais combien de fois une carrière universitaire, et nommément dans la tibétologie française, et cela presque dès ma première rencontre avec lui à l’âge de 19 ans — autant dire, très peu de temps après le début de mon apprentissage du tibétain et alors que les postes, dans ce domaine, ont toujours été rarissimes. Très franchement, sans ces prédictions répétées (auxquelles, certes, il faut ajouter les recommandations pressantes de Yongdzin Rinpoché [le Lopön Tenzin Namdak]), il est certain que je n’aurais pas tenu plus de dix ans après la soutenance de ma thèse en 2002 le poste que j’ai finalement obtenu aux Langues’ O, à travers d’innombrables, pénibles et souvent humiliantes candidatures. Il n’est pas exagéré de dire que je lui dois, sinon ce poste, du moins l’endurance qui m’a permis de tenir à travers les épreuves profondément démoralisantes qui ont accompagné cette interminable attente.
Je disais que Rinpoché m’avait utilisé comme instrument pour parvenir à ses fins ; ce n’est pas dire (loin s’en faut) que, dans cette très habile manipulation, il m’ait utilisé « seulement comme un moyen, et non également comme une fin en soi ». Ainsi, par exemple, à l’occasion des dialogues publics qui ont précédé l’initiation du Gongpa Zangthal, il m’a dit (les témoins se le rappellent peut-être) :
« Je me souviens de chacune des choses que tu m’as dites ou écrites depuis que nous nous connaissons. »
Je suis profondément persuadé que c’était la vérité même, sans aucunement m’exagérer mon rang parmi ses disciples occidentaux : en vérité, encore une fois, je n’ai jamais été qu’une figure d’arrière-plan, et je peux parfaitement le reconnaître tout en reconnaissant aussi l’extrême importance qu’ont eu pour moi mes échanges avec Chhimed Rigdzin, importance dont je n’ai fait que discerner toujours mieux l’ampleur par la suite. Je ne rapporte cette phrase que parce qu’à mon idée, précisément, elle vaut pour n’importe lequel ou laquelle de ceux et celles qui l’ont approché. Pour avoir servi comme interprète pour des dizaines d’entrevues personnelles avec lui à Paris, j’ai pu constater l‘extrême attention que consacrait à ses visiteurs cet homme pourtant apparemment si bourru et si expéditif. Il semblait, de l’un à l’autre, changer d’humeur du tout au tout, comme si sa propre attitude répondait en miroir à quelque chose chez eux. Le plus étonnant était son interaction avec les personnes les plus profondément perturbées psychologiquement (et Dieu sait s’il y en avait, notamment dans la foule de ses visiteurs parisiens du début des années 1990). L’interprète que j’étais devait parfois traduire des entretiens auquel il ne comprenait rien, Rinpoché répondant avec le plus grand naturel et comme si de rien n’était des choses complètement étranges à des questions complètement folles.
Parfois, c’était plus amusant et plus intelligible. Je me rappelle ainsi une dame qui vint lui demander, probablement avec l’espoir de s’entendre reconnaître comme une personnalité d’exception, ce qu’était une ḍākinī. Rinpoché lui répondit d’abord sérieusement qu’il s’agissait soit de divinités tantriques féminines, soit de démons femelles — mais il ajouta aussi qu’au Tibet, on appelait parfois de ce nom des femmes un peu exaltées, se croyant inspirées — en un mot : des hystériques ayant jeté sur la religion leur dévolu.
Ce qui est déconcertant, c’est que, parmi les disciples occidentaux de Rinpoché, cette tendresse, cette grande générosité et cette attention bienveillante à la singularité des personnes, qui était le fond de son caractère en dépit de formes souvent brutales (dont j’ai déjà donné beaucoup d’exemples) n’ait pas prévalu, mais plutôt une manière (un peu ridicule, il faut le dire) de singer la rudesse de la forme extérieure. Il y a toujours eu beaucoup de jalousie, et même une authentique mesquinerie, dans les rapports entre les disciples de ce maître. Je ne me suis pas fait beaucoup d’amis dans cette sphère souvent irrespirable, outre ceux que j’y ai amenés moi-même, à part sans doute David Cowey, avec qui me lie une amitié fidèle d’un quart de siècle. Avec certains se sont établis de bien meilleurs liens… après la mort de Rinpoché. Mais, de son vivant, les choses étaient excessivement inamicales, pour appeler les choses par leur nom. Tout ce que l’on essayait de faire pour rendre service était dénigré, et l’on ne peut pas dire qu’ait prévalu le principe « chacun à sa place, mais une place pour chacun » : tout se passait au contraire le plus souvent comme si chacun avait cru acheter sa place auprès du lama au prix du dénigrement le plus profond possible des autres, allant parfois jusqu’à ourdir de véritables pièges pour les autres.
En voici un exemple ; on me pardonnera de taire par charité les noms de ceux qui ont créé la situation que je vais rapporter.
Dans les dernières années, Rinpoché, si j'ai bien compris, ne partageait plus sa vie avec Gudrun, dont j’ai déjà parlé, qui est toujours restée très proche de lui par ailleurs, bien sûr, puisqu’il l’a désignée, avec quelques autres, pour assurer une sorte de « régence » dans l'attente de son retour (au sens de la croyance tibétaine aux tülkus). Il vivait avec une autre jeune femme, Nadia, avec qui, pour ma part, je me suis toujours bien entendu, mais qui reconnaîtrait elle-même qu’elle n’avait pas un caractère facile et même qu’elle a souvent rendu la vie impossible aux hôtes de Rinpoché. Là encore, je pense que Rinpoché en jouait, de manière mutliple, à la fois pour elle, pour eux, pour les autres disciples qui devaient subir l'atmosphère pour le moins électrique que ces scènes suscitaient. Qui a connu l’ambiance de maison de fous qui prévalait presque tout le temps autour du lama ne jettera pas la pierre à Nadia pour avoir été souvent difficile — et moi le dernier, qui, pour être franc, ne fréquentais alors « la sangha de Rinpoché » (pour parler dans le style néo-bouddhiste) qu’au strict minimum nécessaire.
Il y eut un soir où je fus invité à dîner par Rinpoché dans une maison où il était reçu, les hôtes étant sortis et Nadia devant préparer le repas. Je ne sais à quel point c’était intentionnel (cela me paraît possible, hélas), mais ce qu’il était prévu de cuisiner — des boulettes de riz qui devaient être poêlées, notamment — s’avéra impossible à préparer ; apparemment, les boulettes se disloquaient dans la poêle. Nadia rentra dans une colère énorme. Elle était au fourneau et nous tournait le dos ; j’étais seul face à Rinpoché.
Alors, il demanda, avec l’air plaintif d’un enfant, de la tsampa, de la farine d’orge grillée, que Nadia prit sur le haut d’une étagère et la posa sur la table ; elle mit alors de l'eau à bouillir, puisque la tsampa se mange normalement avec du thé et du beurre, et continua de s'escrimer, en jurant, en pestant, avec les boulettes de riz.
C. R. R. se mit alors à manger la farine d’orge grillée sèche, en s’en couvrant le visage et les vêtements. Quand Nadia se retourna et le vit dans cet état — il avait tout à fait l’air d’un vieillard sénile — sa colère se déculpla ; elle se mit à apostropher Rinpoché en lui disant de ne pas faire l’enfant. Rinpoché avait vraiment l’air perdu d’un vieillard tombé en démence. Mais, sitôt qu’elle eut le dos tourné, il me regarda… et me fait un gros clin d’œil.
Cette histoire — il y en aurait infiniment d’autres à rapporter — montre comment Rinpoché jouait du caractère extrêmement conflictuel des communautés rassemblées autour de lui. On peut dire (je ne me permettrais pas d’essayer d’expliquer quel but il se proposait ainsi) qu’il suscitait lui-même, ou du moins qu’il poussait à fond, toutes les tensions possibles, notamment à base de jalousie, entre ses disciples. Ainsi, par exemple, une fois, David Cowey m’a téléphoné en me disant que Rinpoché était en train de dire publiquement beaucoup de mal de moi et qu’il fallait absolument que je vienne pour régler les choses. Mais je venais d’avoir Rinpoché au téléphone et il ne m’avait rien dit des reproches dont apparemment il m’accablait publiquement. À la fin, il n’y avait pas matière à s’inquiéter : j’avais décidé, pour ma part, de prêter la plus grande attention à ce qu’il me disait, même quand je n’y comprenais rien — mais de n’accorder aucune importance à ce qu’il disait aux autres, y compris à mon sujet. Il me semble que ce qu’il disait à chacun était fait strictement pour celui à qui cela était dit et n’avait d’ailleurs même pas forcément vocation à être cru, mais surtout à être mémorisé, médité, gardé à cœur, avec la plus grande prudence quant au sens, qui souvent ne se déployait que bien plus tard dans toute sa portée.
Je ne sais aujourd’hui encore que penser de ce manque de charité parmi les disciples de Rinpoché. On se rappelle la parole du Christ, qui dit que c’est à l’amour qu’ils auraient les uns pour les autres que l’on reconnaîtrait ses disciples. S’il faut « juger l’arbre à ses fruits», le bilan de Rinpoché à cet égard est pour le moins mitigé. Il est vrai aussi que C. R. R., on l’a vu au précédent épisode, était aussi celui qui avait accepté d’enseigner aux « briseurs de samaya » dans le pays Golok. Peut-être une partie de l’atmosphère détestable qui prévalait autour de lui, et que l’honnêteté qui est mon parti-pris dans ces souvenirs, s’expliquait par précisément par la grande bonté de Rinpoché, qui l’amenait à prendre en main y compris les pires types d’humanité, au nombre desquels je ne crains pas de me compter, surtout à l’époque. Peu importe au fond la bassesse, la mesquinerie de certains tels qu’ils étaient quand ils ont connu le maître et décidé de le suivre, s’ils en sont ressortis un tant soit peu meilleurs. Ce sont des choses qui me dépassent tout à fait mais que je crois devoir rapporter, sans m'appesantir sur les détails les plus attristants notamment dans le registre de la méchanceté pleine de bonne conscience et de l’extrême sécheresse de cœur ; cela me reste dans l'esprit comme une sorte de mystère d’iniquité et j’avoue que la composition humaine des groupes de convertis occidentaux au bouddhisme, tels du moins que je les ai connus autrefois, a été un des éléments qui m’ont fait beaucoup douter, par la suite, de la valeur du bouddhisme comme voie. C’est peut-être injuste, parce qu’aucune tradition spirituelle n’est comme telle responsable de ce qu’en font ceux qui ne se mettent pas en peine de ses principes moraux, certes ; mais, dans un autre sens, on attend d’une religion qui serait la vraie, qu’elle soit assez riche de grâce pour permettre la conversion des grands pécheurs, y compris celle des pieux hypocrites. Or, pour ma part, il me semble que ce n’est qu’en prenant mes distances avec le bouddhisme que je me suis aussi, dans une mesure limitée mais réelle, écarté aussi des pires tares de mon tempérament et de beaucoup de vices qui pouvaient être miens.
Je voulais réfléchir aujourd’hui, en revenant sur la transmission du Gongpa Zangthal, sur la question de « ce qui passe » entre le maître et le disciple ; mais je me suis laissé déporter, en quelque sorte, vers cette question si importante, dans son fond, des rapports humains entre les « frères et sœurs de vajra » qui m’ont inspiré ces réflexions ambigües sur, d'une part, l’habileté du maître parvenant à ses fins y compris en mobilisant les travers et les faiblesses de ses « fils spirituels », et, d’autre part, l’étrangeté de ces communautés où paraissent prévaloir à un degré inimaginable les passions les plus grossières de jalousie, d’agressivité, d'arrogance, d’ignorance satisfaite d’elle-même, et les conflits, pour le dire en un mot, les plus minables, avec une complète incapacité de mutualiser les moyens et de combiner les capacités pour parvenir de manière fructueuse aux meilleurs résultats dans l’œuvre commune.
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