Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 14: la transmission du Gongpa Zangthal
Publié le 3 Juillet 2017

source de l'illustration : http://www.khordong.de/DE/rinpoche/linie41
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J’en viens à l’année 1996, où Chhimed Rigdzin Rinpoché décida enfin de donner les transmissions du Gongpa Zangthal.
Qu’est-ce que le Gongpa zangthal (dGongs pa zang thal) ? Ce sont les enseignements du Dzogchen contenus dans quatre volumes que Rigdzin Gödem est censé avoir découverts dans la grotte de Zangzang Lhadrak pendant l’hiver 1366-1367 (le cinquième volume de l’édition de 1973 que Chhimed Rigdzin Rinpoché m’a donnée — ou plutôt : vendue — vers 1993, contenant un autre cycle de Dzogchen révélé exhumés par le même visionnaire du même lieu, le Kadak Ranjung Rangshar). C’est, pour dire les choses simplement (et donc approximativement), le cycle de Dzogchen « visionnaire » le plus considérable, par la quantité et la qualité, hors de la tradition des « Nyingthik » compilée et complétée par Longchenpa dans la première moitié du même siècle (il n’y a, chez les Nyingmapas, que le Yangti Nagpo «découvert» un peu plus tôt par Dungtso Repa qui souffre la comparaison : beaucoup moins étendu que le Gongpa Zangthal et a fortiori que les Nyingthik, il comporte par ailleurs des originalités très remarquables, notamment pour les pratiques dans l’obscurité complète ; hors de la tradition Nyingma, il faut bien sûr mentionner le Zhangzhung Nyengyü des Bönpos, extraordinairement profond et dont l’étude jette une lumière considérable sur les aspects les plus obscurs des textes des Nyingmapas).
Le Gongpa Zangthal se distingue notamment des Nyingthik codifiés par Longchenpa en ceci, qu’il comporte, outre le corpus lié à Vimalamitra (correspondant au Bima Nyingthik) et celui qui est attaché à Padmasambhava (le pendant du Khandro Nyingthik), tout un cycle en rapport avec Vairocana le traducteur (Ba gor Bai ro tsa na). Tout cela est plus clairement présenté dans l'introduction et les notices et notes de ma traduction du Manuel de la transparution immédiate de Tülku Tsurlo (ou Tsullo).
Cet été-là (1996,et non 1995 comme je crois l'avoir écrit par erreur dans le Manuel de la transparution immédiate), Chhimed Rigdzin donna deux fois la transmission du Gongpa Zangthal, une fois en Pologne dans son centre de Drophan Ling, puis une fois dans le Jura Français, dans un lieu loué par le groupe de ses disciples français les plus proches et où devaient se tenir plusieurs retraites au fil des années.
Comme toujours avec Rinpoché, cette session fut très mouvementée ; cette fois, comme c’est moi qui avait, au fil des années, fait et refait la demande de ces enseignements, je me trouvais au cœur de la tourmente (ce qui m’était normalement plus ou moins épargné par mon statut relativement «périphérique» parmi les étudiants de Chhimed Rigdzin R.). D’abord, j’eus droit à des reproches pour n’avoir pas été présent en Pologne en juillet, quand Rinpoché avait donné ces transmissions pour la première fois. Il se trouvait que j’avais invité en France, pour tout le mois, le Khenpo Dorjee Tsering, alors «lecturer» (chargé de cours) au C.I.H.T.S. de Sarnath — le même qui avait éclairci pour moi l’auto-commentaire du Trésor de l'Élément Réel (Chos dnyings mdzod) de Longchenpa. Tout cela était planifié avant l’annonce des enseignements de Pologne et il m’eût été aussi impossible de me libérer que d’y amener avec moi le Khenpo. Rinpoché me dit :
« Ces Khenpos te causeront des obstacles. »
Il y a trois choses dont Rinpoché m’a dit qu’elles me vaudraient des obstacles et dans lesquelles cependant j’ai eu l’audace discutable de m’entêter : (1) suivre l’enseignement de ces « docteurs » (les fameux « khenpos », titre qui, chez les Nyingmapas, n’a pas son sens propre d’abbé de monastère, mais qui désigne les religieux qui sont venus à bout d’un long et difficile cursus d’études) ; (2) faire régulièrement une pratique de Chö (gcod) reçue de Phendé Rinpoché, selon le cycle de Vajra Yogini Naro Khachema (Na ro mkha’ spyod ma), à propos de laquelle Rinpoché me mit souvent en garde en me disant que les Tsharpas (branche des Sakyapas dont provenait cette pratique) avaient été les premiers à pratiquer Dorjé Shugden au Tibet, avant même que les Gelukpas ne s'y mettent ; (3) avoir traduit le Manuel en français, et non directement moi-même en anglais. Je reviendrai sur le dernier point.
Avant de donner l’enseignement, Rinpoché posa à l’assemblée de ceux qui venaient le recevoir des questions sur son contenu, étant bien entendu qu’il n’y aurait eu aucun sens à le donner, si personne n’avait de fortes raisons de désirer le recevoir.
Dans mon souvenir, seul James Low (le plus ancien, je crois, des élèves occidentaux de Rinpoché) et moi avons répondu à ces questions. James Low, si je me rappelle bien, a répondu en soulignant la manière dont l’« état naturel », la nature profonde de l’esprit, toujours transparente comme un miroir, était au centre de ces enseignements, ce qui est vrai pour le Dzogchen en général. Pour ma part, j’ai préféré insister sur l’aspect technique du Gongpa Zangthal comme voie pratique pour y parvenir, notamment via les « quatre visions » du Thögal.
Ceux qui n’ont pas connu Chhimed Rigdzin Rinpoché ne peuvent guère se faire une idée de ces échanges de questions et réponses durant ses enseignements. On s’exposait toujours, à lui répondre, à se faire ridiculiser en public ; cependant, le sens des sarcasmes qu’il dispensait y compris à ceux qui n’avaient rien dit de faux était certainement très variable. À tort ou à raison, il m’a souvent semblé qu’en plus de l’éventuelle dimension de correction morale des travers qui pouvaient s’exprimer dans une réponse même juste faite à une question qu’il avait posée, il y avait aussi un côté par lequel ses boutades souvent assez dures étaient comme une sorte de test visant, non pas du tout à « détruite l’égo » (selon le cliché néo-bouddhiste à propos de tous les maîtres pratiquant la brutalité verbale), mais plutôt, je dirais presque : au contraire, à vérifier si celui qui répondait savait ce qu’il disait et y tenait de manière raisonnablement ferme. En effet, il est visible, même au vu des hagiographies traditionnelles, que si le disciple doit être soumis au maître, il n’en doit pas moins désirer de manière très résolue les enseignements qu’il doit recevoir, sans quoi il y aurait un risque qu’il s’en détache, qu’il ne leur accorde pas toute leur valeur.
Dans mon cas particulier, je me suis toujours demandé aussi à quel point Chhimed Rigdzin Rinpoché ne désirait pas (pour des raisons dont il a gardé le secret) me tenir à l’écart du groupe de ses disciples, notamment pour une longue période qui commencerait après sa mort. Je suis mal placé pour parler de mes défauts ; c’est aux autres de les mettre à jour. Mais j’ai conscience d’avoir été perçu comme quelqu’un de très arrogant, notamment à cette époque-là. Je ne sais si l’orgueil est mon pire défaut ; quand je repense à cette époque, il me semble au contraire que j’avais de moi-même une vision très négative et qu’il y avait en moi quelque chose de très auto-destructeur, qui explique peut-être en partie mon goût pour la pratique de Chö. En revanche, j’étais certainement très égocentrique et surtout, comme beaucoup de jeunes gens un tant soit peu doués, je m’imaginais un peu trop que ma vie allait se dérouler selon mes plans, et qu’il suffirait d’un engagement total pour que tous les obstacles se lèvent. Malgré ma perplexité, déjà très grande en 1995 ou 1996, à propos de la manière dont Nyoshül Khenpo me traitait (par un interminable silence), je demeurais persuadé, sans aucun état d’âme, que ma vie allait obéir au schéma traditionnel des hagiographies tibétaines (rencontrer le maître, survivre aux tests qu’il imposerait, puis recevoir l’enseignement, le mettre en pratique, en obtenir les fruits, puis enseigner à autrui). Le seul imprévu — énorme — était du côté du fait de recevoir ces enseignements après lesquels j’avais tant soupiré, non de Nyoshül Khenpo, mais de Chhimed Rigdzin.
Au terme de ces échanges de questions et réponses, Rinpoché me colla le surnom de « Khenpo Carbon Copy », peut-être pas au sens de : « Khenpo Copie-au-papier carbone », mais plutôt de « Copie au carbone [des enseignements des] Khenpos ». Peu importe : l’idée était celle d’un savoir purement livresque, par contraste, sans doute, avec la plus grande maturité intérieure de James Low. Au fond, aujourd’hui, ce serait avec une certaine fierté que je porterais ce sobriquet « Khenpo Carbon Copy », au sens où, en effet, je ne prétends plus à rien d’autre qu’a répéter verbatim ce que disent les textes : c'est ma fonction, c’est mon « Dharma » au sens hindou du terme. Je pourrais répondre, mais en toute honnêteté et sans fausse modestie, ce que Nyoshül Khenpo a dit une fois à des gens qui lui demandaient l’enseignement du Dzogchen :
« Je n’ai fait que quelques études intellectuelles. »
Dans mon cas, ce serait la pure vérité. Au reste, je ne me regarde pas pour autant comme absolument inutile, même à des gens qui désireraient suivre cette voie en pratique: peut-être sainte Thérèse d'Avila n’a-t-telle pas tort quand elle dit que des confesseurs solidement formés en théologie, quoique non initiés personnellement aux secrets de l’oraison, lui ont toujours été très utiles, pourvus qu’ils fussent humbles — tandis que les ignorants, surtout ayant une prétention à juger du chemin mystique dans lequel ils n’étaient pourtant pas personnellement plus versés que les théologiens, lui avaient, dit-elle, causé beaucoup de torts.
Il ne m’appartient pas de juger de l’utilité d’un livre comme ma traduction du Manuel de la transparution immédiate pour les pratiquants de cette voie, s’il en est — mais il est clair que, pour ma part, tant que je m’y appliquais, j’ai eu beaucoup plus à pâtir de l’arrogance et de l’aveuglement de prétendus pratiquants qui taxaient par principe tous les savants d’orgueil, que de la lecture ou de l’écoute de gens qui avaient simplement lu les textes avec soin et proposaient, sous toutes réserves, ce qu’ils pensaient en avoir compris.
Bref, Chhimed Rigdzin donna la consécration (ou initiation) du Gongpa Zangthal, puis le lung (transmission orale) du Manuel de la transparution immédiate ; après quoi, il dit que cela ne servirait à rien, si personne ne le traduisait. Naturellement, c’était une façon de me pousser à le faire : pour dire les choses clairement, personne d’autre que moi, dans cette assemblée, n’avait une connaissance solide du tibétain classique. Mais, pour moi-même qui avais lu le texte en entier et très attentivement, il était clair qu’outre l’énorme étendue de la tâche (dont on peut juger par les quelques 500 p. du Manuel), j’allais buter sur d’innombrables difficultés, vu la grande technicité et obscurité des enseignements, d’une part, le caractère par endroits corrompu du texte du manuscrit sur lequel j’avais travaillé (on s'en rend compte à la lecture des notes du Manuel) et qui seul était disponible à l'époque, d'autre part — et enfin le refus prévisible de Rinpoché d’enseigner réellement le texte pas à pas, soit à la faveur d’un enseignement suivi (qui n’était franchement pas son genre), soit à l’occasion d’entrevues nombreuses et fréquentes, qui eussent été nécessaires pour éclaircir les difficultés du texte.
Ajoutons à cela que Rinpoché avait su, je ne sais comment (soit par une indiscrétion plus ou moins malveillante de tel ou tel de ses disciples, soit à sa manière à lui, toujours mystérieuse) que je pensais ne traduire (au moins dans un premier temps) que la partie du texte relative au Dzogchen — le Manuel de la transparution immédiate comportant de très longs développements (près de 100 p. d’un manuscrit qui en compte 225) sur des sujets comme la préparation nécessaire, les préliminaires « ordinaires » et « extraordinaires », bref, des choses qui ne sont pas d’une originalité absolue et dont l’énorme tâche de traduction, vu l’âge avancé de Rinpoché et la difficulté de trouver les éclaircissements voulus auprès d’autres maîtres, ne me paraissaient pas prioritaires. Encore un point sur lequel il m’a lourdement blâmé.
Ce qui ressort de tout cela, c'est qu’en tout cas Chhimed Rigdzin Rinpoché voulait que le traduise tout ce texte, y compris ses instructions à la fois les plus techniques et, normalement, les plus confidentielles, par moi-même et beaucoup d’aide, soit de lui-même, soit d’autres lamas tibétains. De fait, c’est ce qui est arrivé, quoique bien après sa mort, puisqu’il m’a fallu une vingtaine d’années pour en venir à bout (pas de travail continu, certes, mais avec des pauses et des reprises, et un retour constant au texte, que peu à peu j’annotais, surtout à partir des passages parallèles trouvés dans d’autres lectures, notamment de Longchenpa).
À propos de cette traduction, qui ne devait donc être publiée que très longtemps après (le Manuel de la transparution immédiate est paru en novembre 2016 !), voici une parole remarquable et que je crois utile de rapporter. Une fois où j’eus Rinpoché au téléphone (c’est d’ailleurs la seule fois qu’il m’a appelé lui-même, j’étais chez mes parents au Havre), je lui demandai s’il serait un jour possible de publier cette traduction, une fois terminée.
Rinpoché répondit (je me rappelle encore très distinctement sa voix au téléphone, me disant, quand je me suis présenté : « I recognize your sound », sa façon de dire : « je reconnais ta voix») :
« De nos jours, si les instructions orales du maître au disciple demeurent secrètes, il n’y a plus aucun sens à garder les textes secrets. »
Je crois d'ailleurs que ce coup de fil eut pour objet principal de m’annoncer qu’il avait enfin décidé de donner les transmissions du Gongpa Zangthal : le fait de m’appeler pour me le dire montre bien qu’il voulait me faire sentir que c’est à ma requête, principalement, qu’il avait décidé de le faire.
À la suite des paroles que j’ai rapportées, il me demanda en outre avec une certaine insistance si mon nom figurerait sur la traduction une fois faite et publiée. Je pensais que c’était un appel à m’effacer avec humilité et je lui répondis que peu m’importait et que s’il préférait que l’on mette le sien, cela me convenait aussi bien. Mais il ne fait que répéter sa question, sans s’expliquer, comme il le faisait souvent quand il voulait donner une indication issue de sa curieuse clairvoyance. Je pense que, loin de me pousser à me priver des éventuels fruits de mon travail, il voulait au contraire que je prenne toute la place qu’il désirait que j’occupe. Comme beaucoup de ses prédictions (que je rapporterai dans un épisode suivant) l’indiquent, il me voyait pour l’avenir une belle carrière universitaire et semblait la regarder comme nécessaire à je ne sais quoi. Il est d’ailleurs très remarquable qu’il n’ait eu de cesse de me la prédire, dès mes 19 ans et alors que rien n’était plus improbable, surtout dans le domaine des études « orientalistes », où les postes sont excessivement rares, et alors que, pour ma part, je ne désirais qu’être un pratiquant de la voie tibétaine, si possible religieux, sans un regard pour ce que je considérais alors comme les vanités du monde…
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