Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 12
Publié le 1 Juillet 2017

Guru Dorjé Drolö — source de l'illustration : cliquer ici.
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Un ami, lecteur de ces quelques souvenirs et qui a lui-même autrefois été bouddhiste avant de se détourner (peu ou prou) de cette voie, m’a fait part de son étonnement à propos de ma déception de n’avoir pas été réellement pris en main et formé par le maître qui m’avait pourtant très formellement accepté comme disciple (voir ci-dessous la sorte de certificat amusant que Nyoshül Khenpo m’a fait vers 1989 en ce sens). En somme, il a le sentiment que je me suis heurté à un échec ; c’est ce que j’ai moi-même longtemps pensé, d’abord avec un grand sentiment d’anxiété et de culpabilité du vivant de Nyoshül Khenpo, puis, après sa mort, avec une tristesse amère, une impression d’avoir tout à fait raté ma vie, qui a fini par virer, au bout d’un temps assez long, en ressentiment contre ce maître, puis en dégoût de sa tradition spirituelle, avant de retomber, il n’y a que quelques années, dans une sorte d’indifférence bienveillante, résultat final de la très lente cicatrisation de cette plaie profonde.

Mon « certificat » de disciple : demi-plaisanterie de Nyoshül Khenpo (été 1989). On y lit ceci :
mched grogs |
Su grib phan gi gu ru bla ma
mkhan po ’Jams dbyangs rdo rje yin
mKham / n po |
C’est-à-dire : « Ami(s) proche(s) [ = frères en religion],
Le Guru [et] maître de Su grib phan
[= Stéphane, mais avec un demi-jeu de mots, puisque, écrit ainsi, cela paraît vouloir dire :
« à qui profite l'ombre / la souillure / la diminition »]
C'est moi, le Khenpo Jamyang Dorjé. »
Signature : Khenpo [avec une faute d'orthographe [volontaire?] corrigée,
qui donnait : mKham po, mot inexistant en tibétain mais qui a sans doute
des connotations curieuses.]
C’est, au fond, la question qui se trouve au centre de ces souvenirs que celle de la transmission du maître au disciple, de ses modalités réelles en regard de ses représentations idéologiques, de la manière dont elle peut avoir lieu dans une certaine mesure à travers ses impasses elles-mêmes.
Pourquoi, me demandais-je durant toutes ces années où j’ai connu Chhimed Rigdzin Rinpoché, Nyoshül Khenpo ne m’enseignait-il donc pas ? Pourquoi ne me reprochait-il même pas ce que, sans doute, je faisais de travers et qui l’empêchait de prendre en charge ma formation ? Pourquoi, d’ailleurs, si je n’étais pas capable de recevoir les enseignements très profonds du Dzogchen vers lesquels il m’avait pourtant poussé (en m’invitant notamment à lire tous les écrits de Longchenpa, hormis seulement les textes de « confrontation », ou présentation directe, et ce, pour ne pas en émousser l’effet lorsqu’il me les donnerait réellement), pourquoi, disais-je, ne m’en donnait-il pas d’autres, fût-ce les plus humbles, qui eussent été plus proportionnés à mon insuffisance ? En effet, très sincèrement, je ne prétendais à rien qu’à faire son bon plaisir ; il y a même beaucoup de pratiques bouddhiques qu’il eût certainement jugé bon que je fasse, que je n’ai pas faites parce qu’il ne m’avait pas exprimé sa volonté en ce sens.
Naturellement, aujourd’hui, je vois ce que mon esprit d’obéissance avait d’excessif, de bénédictin en quelque sorte, voire, confinant un peu à la soumission masochiste. Mais tout le néo-bouddhisme occidental d’inspiration tibétaine baigne dans cet esprit, et, du reste, les textes traditionnels n’ont rien qui aille en sens contraire. Que pourrait penser d’autre, en effet, le lecteur des « vies de saints » tibétains, celui qui a éprouvé les émotions les plus vives à se plonger dans ces récits dont la structure est toujours la même — trouver le maître, être mis à l’épreuve par lui, recevoir enfin ses « profonds préceptes », puis les mettre en œuvre et en obtenir le fruit, et enfin, le cas échéant, enseigner aux autres selon cette compréhension personnelle issue de la pratique, si elle est suffisante ? De l’âge de seize ans à celui de trente ans, et même encore par la suite (en ayant de plus en plus de mal à l’espérer sérieusement) tel a été l’unique programme de mon existence ; non certes que je fusse dénué de tout autre goût, de toute autre passion — mais il était parfaitement clair pour moi que tout le reste, des études (que j’ai pourtant beaucoup aimées) à la vie sexuelle en passant par les amitiés (autre pôle toujours important de mon existence) et a fortiori la « carrière » était de tout de même de second ordre et fait, le cas échéant, pour être sacrifié à mon unique objectif.
Ce sont des choses sur lesquelles il faudra revenir quand je rapporterai mes souvenirs relatifs à Nyoshül Khenpo, qui était, selon ma perception de l’époque, tout à fait au cœur de cette préoccupation elle-même centrale. Je n’en dis un mot ici qu’au sens où c’était l’arrière-plan et comme la basse continue de mes rapports avec Chhimed Ridzin Rinpoché, non pas peut-être comme ils étaient vraiment, mais comme je les percevais. Je veux dire qu’avec le recul des années, je peux me demander si Chhimed Rigdzin Rinpoché n’était pas, à mon insu, davantage mon maître que ne l’était Nyoshül Khenpo. Le Khenpo vivait inaccessible au Bhoutan ; il ne répondait pas beaucoup au courrier (ou ses lettres se perdaient). Même durant le peu de temps qu’il passait en France, sa santé le rendait peu disponible et parfois Sogyal Rinpoché, avide de s’accaparer le peu de forces du Khenpo, faisait tout son possible pour empêcher ses disciples de le rencontrer et il fallait alors bien des ruses pour contourner les obstacles qu’il s’ingéniait à faire agencer par toute sa bureaucratie.
En somme, mes interactions avec Nyoshül Khenpo, au fil de la douzaine d’années où je l’ai connu, ont été quantitativement bien maigres, et malgré la gentillesse vraiment amicale autant que paternelle avec laquelle il me traitait, en fait d’enseignements, j’avais le sentiment de me heurter à un mur complètement abrupt et glacé, à une paroi qui devait bien comporter quelque part une ouverture, mais dont le Sésame ne m’était pas donné, quoique j’eusse toujours le sentiment très culpabilisant que nul n’était censé l’ignorer. Il m’a fallu bien des années pour admettre en toute clarté que Nyoshül Khenpo avait été l’unique responsable de toute cette situation, puisque j’étais alors disposé à faire n’importe quoi qu’il m’eût clairement prescrit et que d’ailleurs j’en ai fait entièrement la preuve quand il a fini, en 1998, par me dire — mais si tard, trop tard ! — de venir au Bhoutan recevoir ses enseignements.
La seule manière de comprendre tout cela sans admettre, tout simplement, que les « maîtres » n’ont pas toutes les qualités de clairvoyance et de générosité sans limites que la tradition bouddhique leur prête, ce serait d’imaginer que ce qui doit passer du maître au disciple, passe bien en dépit des impasses, ou à travers elles. Mais cela impliquerait d’admettre que, finalement, les fameux « préceptes », les enseignements « secrets » et leur mise en œuvre par la méditation, ne sont pas le point central, mais seulement autant d’objets transitionnels, en quelque sorte, à travers lesquels se joue quelque chose qui est essentiellement l’agencement singulier de deux singularités humaines, à la faveur duquel se ferait en quelque sorte ce que la psychanalyse appelle un transfert, et un processus d’individuation que, somme toute, la tradition bouddhique n’est pas armée pour penser. Mais comment aller jusqu’au bout d’admettre cela sans tomber dans le relativisme le plus complet et l’abandon de tout intérêt pour les traditions anciennes au profit d’une sorte d’existentialisme spirituel ? À moins d’admettre que finalement, toutes les traditions spirituelles de l’humanité ne sont qu’autant d’esquisses d’une seule, qui pose précisément explicitement au centre de sa piété le vis-à-vis avec l’Homme-Dieu, dont tous les « maîtres » ne seraient au mieux que l’icône ou le reflet, au pire que le singe ou l’injurieuse caricature, voire la contrefaçon séductrice et spécieuse ? C’est là, au fond, que je suis parvenu aujourd’hui : à cette vision du Christ seul maître, et à la reconnaissance que, dans mes relations avec mes maîtres bouddhistes, je le cherchais confusément, parce qu’il m’avait déjà trouvé et m’appelait doucement à lui.
En tout état de cause, par contraste avec ceux que j'ai eus avec Nyoshül Khenpo, mes échanges avec Chhimed Rigdzin Rinpoché, dans la même période, ont été nombreux et riches et j’ai pu passer avec lui beaucoup de temps, notamment quand je le servais comme interprète à Paris. Il fallait toute le charisme et aussi toute la ruse infiniment habile de Chhimed Rigdzin pour savoir guider, comme malgré lui, celui qui se croyait le disciple d’un autre et qui, de ce fait, n’accordait qu’une place de second ordre, malgré tout, au maître peut-être beaucoup plus remarquable qu’il avait sous les yeux, ou du moins, avec qui bien plus de portes se trouvaient ouvertes pour une véritable et féconde interaction.
Un des aspects centraux de l’enseignement de Chhimed Rigdzin était la dévotion à Padmasambhava, notamment sous son aspect Dorjé Drolö — connu en Occident par le fait de Chögyam Trungpa en a fait l’emblème de la « folle sagesse » au sens qu’il lui a inventé.
Dans les textes nyingmapas, cette forme du Guru Padmasambhava est surtout associée à la subjugation des esprits et démons du Tibet et donc, plus ou moins implicitement, au système des termas (gter ma) ou trésors cachés, dans la mesure où c’est à ces esprits de la nature matés par la puissance magique de Padmasambhava que ce dernier est censé avoir confié les enseignements qu’il a cachés sous leur bonne garde.
Les révélations de Nüden Dorjé de Khordong contiennent deux grands cycles associés à cette divinité, qui paraissent peu ou prou la décliner selon l’esprit des deux classes de tantras dites Mahāyoga et Anuyoga. En effet, la forme dite Lama Kagyé (Bla ma bka’ brgyad), où la déité est en union et contient, dans les diverses parties de son corps, les divinités des « Huit Préceptes », relève plutôt de ce dernier système. Toutes ces choses ne sont posées ici que de manière provisoire : il faudrait une étude sérieuse des treize volumes des « trésors » de Terchen Nüden Dorjé de Khordong.
Chhimed Rigdzin Rinpoché donna la consécration (initiation) de Guru Dorjé Drolö lors de son deuxième passage à Paris, peut-être en 1989. Que l’on me permette d’en parler avec toute la franchise possible et sans épiloguer sur la perplexité que m’inspire aujourd’hui l’idée d’avoir rendu un culte « aux Baals et aux Astartés », comme dirait l’Ancien Testament.
J’avoue d’abord que je n’ai reçu cette consécration qu’avec réticence, non que j’eusse eu des doutes à propos du bouddhisme tibétain, ou de ses aspects tantriques, ou de la tradition des termas dans l’école nyingmapa : je croyais alors à tout cela. Je n’avais pas non plus de raisons de douter de la valeur du terchö de Nüden Dorjé de Khordong ; la curiosité me poussait même plutôt vers cette tradition rarissime. C’est plutôt que je n’avais pas encore surmonté alors tous mes doutes envers Chhimed Rigdzin Rinpoché, qui m’avait d’abord tellement fait rire, puis, je l’avoue, qui m’avait dans une certaine mesure effrayé, non tant par la violence verbale dont j’ai déjà donné tant d’exemples, que surtout par sa bizarre omniprésence dans mes rêves, alors même que je n’éprouvais pas à son égard la dévotion très affective qui me liait à Nyoshül Khenpo. Oui, jusqu’à ma conversion catholique en 2009, je me suis toujours adressé à tous les Éveillés par le truchement de Nyoshül Khenpo en qui, ou à travers qui, je voyais vraiment l’Homme-Dieu ; mais je ne me suis guère adressé intérieurement à Chhimed Rigdzin Rinpoché, sinon peut-être comme à un puissant protecteur plein d’une sorte de puissance magique, quand j’étais confronté à la détresse la plus matérielle, la plus poignante. Je me tournais vers Nyoshül Khenpo comme vers le maître, et vers Chhimed Rigdzin, au juste, comme vers le protecteur, la féroce divinité gardienne. Encore parlé-je là de la situation intérieure où je suis parvenu au bout de quelques années, notamment après mon voyage si pénible de 1992-93.
Au début, il y a eu un moment où, tout en étant frappé de l’étonnante clairvoyance de Chhimed Rigdzin Rinpoché, à la fois j’étais déconcerté par la bizarrerie de ses enseignements et passablement inquiété par son omniprésence dans mes rêves, dont j’ai déjà parlé (alors que Nyoshül Khenpo, à qui je pensais pourtant bien davantage, ne s’y manifestait guère moins rarement que dans la vie réelle). Cette sorte d’intrusion intérieure avait quelque chose d’effrayant. Chhimed Rigdzin Rinpoché m’apparaissait alors plutôt comme un vieux mage que comme un vieux sage.
De plus, à cette époque, j’étais très attaché à une forme d’exactitude liturgique traditionnelle, du moins tant qu’il s’agissait de tantrisme. Autant je croyais volontiers à une transmission spontanée pour ce qui concernait le Dzogchen, autant il me semblait que, dans le Vajrayāna, le fond n’était pas séparable de la forme et que les approximations rituelles ne pouvaient qu’aller avec une dégradation du contenu. Or, bien qu’il n’y eût absolument aucune raison de douter de sa compétence parfaite sur le plan du rituel tantrique tibétain, Chhimed Rigdzin donnait souvent une impression de faire les choses à peu près, de manière bricolée et chaotique — d’une manière qui, à l’époque, déconcertait un peu le fidèle des enseignements du maître sakyapa Phendé Rinpoché que j’étais aussi par ailleurs — maître qui était vraiment l’incarnation parfaite de ce purisme rituel, voire, dun certain perfectionnisme liturgique.
Malgré tout, poussé par la curiosité ou par je ne sais quel instinct, je reçus la consécration de Dorjé Drolö que Chhimed Rigdzin donna, je crois, à la salle Adyar dans le 7ème arrondissement de Paris.
Le Lama n’avait guère d’assistants, ne voyageant pas comme d’autres avec une suite nombreuse de moines. Les disciples proches et les organisateurs furent donc mobilisés pour imposer sur la tête, les mains, etc., des « fidèles » les objets supports de l’initiation. Comme, étant de loin le plus jeune et n’appartenant pas au premier cercle, je passais le dernier, un curieux hasard a voulu que j’aie en main le dernier de ces objets, le cristal, support de la partie la plus intérieure de la consécration, celle qui est en rapport avec la révélation de la nature ultime de l’esprit, que je dus à mon tour placer sur la tête de tous les participants.
Sitôt la consécration reçue et alors que, pour les raisons que j’ai dites, ma confiance n’était pas entière, le mantra de Guru Dorjé Drolö se mit pour ainsi dire à tourner spontanément et sans interruption dans ma pensée ; je croyais ressentir la présence de cette déité.
Il y aurait beaucoup à dire de ces divinités du bouddhisme tibétain, qui en général n’ont pas, c’est le moins que l’on puisse dire, la pleine personnalité ; elles paraissent, par bien des côtés, être plutôt des archétypes dont on embrasse le rôle en se visualisant comme telle ou telle d’entre elles, que des êtres supposés par soi réels et vivants, à qui l’on rendrait un culte. J’y reviendrai ailleurs, quoique beaucoup d’encre ait déjà coulé sur ce sujet. En tout état de cause (je peux le dire maintenant que tout cela est, a priori, complètement derrière moi), je me sentais beaucoup d’affinités avec cette figure à la fois féroce et dansante du maître juché sur une tigresse gravide. Mais, là encore, j’avais davantage confiance, notamment dans les enseignements reçus de Phendé Rinpoché sur Vajra Yogini « Naro Katchéma » (Na ro kha’ spyod ma), si complets, si détaillés, si bien articulés. Je n’avais aucune intention d’aller chercher ailleurs plus ou mieux en fait de tantrisme tibétain. Là encore, j’ai éprouvé cette sorte d’engouement involontaire ou de fascination comme une sorte d’intrusion ou d’incompréhensible manipulation de mon esprit, comme par une force étrangère.
Malgré tout, l’expérience est allée croissant pendant toute une semaine, à l’issue de laquelle j’ai fini par me rêver moi-même, très clairement et distinctement, sous la forme de Dorjé Drolö. Par la suite et jusqu’à la mort de Chhimed Rigdzin Rinpoché au moins, chaque fois qu’un rêve devenait trop oppressant, je me transformais spontanément en cette déité, très clairement visualisée, dont je récitais le mantra dans mon sommeil. Cela ne m’est jamais arrivé avec aucune autre des nombreuses divinités vénérées par le bouddhisme tibétain, si ce n’est qu’une fois, j’ai rêvé qu’après m’être ainsi transformé en Dorjé Drolö, j’ai pris successivement l’aspect de toute une série d’autres divinités, dont je devais par la suite constater qu’elles étaient, à peu de chose près, celles que l’on visualise à l’intérieur du corps de la forme Lama Kagyé…
Que l’on ne pense pas que je dise cela pour me vanter d’avoir eu des « signes » : aujourd’hui, tout cela m’est complètement indifférent ; je n’ai même pas gardé, je le confesse volontiers, les textes de ces pratiques. Mais je suis d’autant mieux placé pour témoigner en toute simplicité de ce que j’ai vécu et à quoi je ne comprends rien. Car ces rêves incroyables et répétés signifient sans doute au moins quelque chose du côté de l’extraordinaire pouvoir ou rayonnement que pouvait avoir Chhimed Rigdzin Rinpoché sur les esprits, même rétifs et empreints de doute comme je l’étais alors à son égard.
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