Souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché : n° 20 (épilogue)
Publié le 11 Juillet 2017

Source de l'illustration : Page Facebook Khordong worldwide.
Je considérais cette série de souvenirs sur Chhimed Rigdzin Rinpoché comme close, quand l’ami David Dubois a ajouté ses souvenirs au miens dans un excellent — et amusant — article de La Vache Cosmique. Il y dépeint très bien notre naïveté de jeunes gens assoiffés d’enseignements sublimes et profonds, et la manière dont nous avons été décontenancés par Chhimed Rigdzin.
Quand on lit l’article de David, on a le sentiment que, tout de même, CRR était trop bizarre et qu’il aurait mieux valu s’adresser à des maîtres sérieux. Je reconnais pour ma part avoir eu un engouement pour des personnages un peu ludiques, sur la base du préjugé dont je vois aujourd'hui toute la fausseté, selon lequel la voie spirituelle devrait consister dans une sorte de dérèglement méthodique de tous les sens, menant à un par-delà bien et mal. Je crois que, dans ma jeunesse, je me suis trop imprégné de cette espèce de surréalisme diffus, celui qui a dû surnager à la faveur de Mai 68 et qui était encore dans l'air dans mes jeunes années — cette sorte de pensée qui imprègne tous les discours avant-gardistes en art, notamment, qui ne goûte que la plongée dans l'inconnu, le déconditionnement, la retour à la simplicité immédiate en surmontant toutes les peurs, etc., bref, le type même de verbiage que l’on trouve sous la plume de Chögyam Trungpa, ce grand artisan de néo-bouddhisme séducteur.
Malgré tout, ce n’est pas comme si, à côté de lamas fous et finalement décevants parce que confus ou irresponsables, il y en avait de sérieux et bons transmettant méthodiquement des dispositifs théoriques et pratiques «qui marchent». Même si mon engouement me portait plutôt vers Nyoshül Khenpo, qui n’enseignait presque rien, ou vers Chhimed Rigdzin, qui paraissait faire n’importe quoi, j’ai aussi suivi d’autres maîtres, qui transmettaient de A à Z des dispositifs de pratique traditionnels, sans erreur, sans inventions personnelles, sans rien ajouter ni retrancher de leur propre cru. Et pourtant, malgré mes efforts, à l'époque, pour mettre en pratique ces «techniques», il en ressortait une impression de grande stérilité, qui me rabattait vers les maîtres bizarres avec qui, au moins, on avait le sentiment qu’il se passait quelque chose.
Il va sans dire que je n’ai pas connu le pire du charlatanisme tibétain, qui, hormis le cas Sogyal Rinpoché, ne s’est déployé que plus tard, dans les années 2000, peut-être. Je n’ai rien à en dire parce que je connais à peine le nom de ses acteurs, des gourous auto-proclamés qui ont déferlé sur la pauvre France comme une vague de morts-de-faim prêts à toutes les impostures pour l’argent, la gloire et les femmes européennes. Je ne veux pas du tout discuter de ces cas, qui ne prêteraient qu’à des remarques amères (quoique justes) comme celles qui emplissent le livre de Marion Dapsance, Les Dévôts du bouddhisme. Ce qui m’intéresse, ce sont les attentes toujours déçues de ceux qui sont aller chercher la sagesse auprès de maîtres qu’on peut regarder comme authentiques au point de vue de la tradition religieuse tibétaine (pour ne parler que de ce que je connais).
À la fin, la vraie bonne question, esquissée au moins par l'article de David Dubois, c'est quand même : qu'est-ce donc que nous avons imaginé, nous jeunes Européens, en consacrant tant d'efforts à chercher la sagesse auprès de ces maîtres asiatiques ? Et qu'est-ce que nous avons trouvé ? Si j'ai voulu raconter mes souvenirs à propos de Chhimed Rigdzin, c'est que lui, au moins, n'était pas dupe du personnage du « Maître », et en jouait très librement, d'une manière qui faisait au moins un peu «bouger les lignes».
On me dira, chez les bouddhistes occidentaux, que je n'exprime là que ma déception que l’on interprètera en m’en imputant la faute («il n'a pas assez pratiqué», normal, puisque « c'est un intellectuel », donc, bien entendu, un orgueilleux qui doit être puni— ce que bien entendu n’est jamais l’autodidacte qui pose en gourou d’Internet !). Je connais par cœur ces raisonnements que j'ai entendus entre l'âge de 15 ans et celui de 39 ans dans les falmeux «centres». Mais bon, aussi déficient spirituellement que je puisse être, je ne suis pas tout de même plus idiot, et surtout plus aveugle, qu’un autre, et j'ai au moins regardé autour de moi. Le peu d'Occidentaux pratiquants du bouddhisme que je trouve édifiants, sont, à mon avis, des personnes pour lesquelles j'aurais eu la même estime sans le bouddhisme, voire, même s'ils s'étaient tournés vers une religion ridicule et déprimante au dernier degré, ou vers aucune spiritualité.
En gros, parmi les disciples occidentaux, je vois trois ou quatre types : les humbles masochistes, qui continuent d'espérer que leur persévérance va porter à l'avenir les fruits qu'elle n'a pas porté jusque là ; les rusés pervers, qui compensent la sécheresse d'une pratique stérile par des avantages secondaires (certains poussant le cynisme jusqu'à ouvrir une petite boutique de gourou freelance — il est vrai que cela ne demande aucun talent, mais seulement beaucoup de narcissisme) ; les désabusés, qui n'y croient plus, ou du moins (variante) désespèrent personnellement de réussir. Après il y a une sorte de quatrième catégorie, celle des malins autogérés qui pensent pouvoir extraire de la tradition bouddhique tibétaine quelques bribes de savoir ou de savoir-faire et en faire bon usage tout seuls dans leur coin. Il y a toutes les combinaisons possibles de ces quatre types ; affaire de tempérament.
Les souvenirs amusants de David sur Chhimed Rigdzin Rinpoché recevant des entrevues en regardant des dessins animés à la télévision (et faisant parfois mine de s’y absorber avec un profond intérêt quand les gens venaient lui raconter des choses sensibles ou lui poser des questions sensibles) m’ont rappelé une scène inoubliable dans le même genre, celle de sa visite au Centre d'Études Tibétaines des Instituts d'Asie du Collège de France en 1989 ou 1990.
CRR eut une discussion assez comique avec le bibliothécaire, dont on me permettra de taire le nom ; il se reconnaîtra peut-être et j’espère qu’il ne m’en voudra pas de rapporter l’histoire telle que je m’en souviens, d’ailleurs dans le même esprit mi-parti d’attendrissement amusé sur le passé et d'admiration mêlée de perplexité pour le bonhomme Chhimed Rigdzin.
Le bibliothécaire — nous l'appellerons N — avait accroché au mur, derrière sa chaise, une affiche représentant Ekadzati, divinité protectrice du Dzogchen, dans la forme sous laquelle elle est vénérée par les étudiants de Namkhai Norbu R., c’est-à-dire, tenant dans sa main droite un bâton se terminant par une svastika à trois branches. C. R. R. lui demanda :
« What is that ? NAZI GODDESS ? »
Ceux qui les connaissent savent à quel point il est rare que les maîtres tibétains, surtout ceux de cette génération-là, plaisantent sur les « Gardiens ». C’était, pour le moins, piquant. Après une discussion où CRR faisait semblant de ne pas comprendre le tibétain de N et lui répondait comme toujours dans son « broken english », il lui a demandé ce qui l’intéressait dans le bouddhisme tibétain.
— Le Yangti nagpo [un enseignement très profond et rare du Dzogchen], a répondu N.
— Ah, et pourquoi cela s’appelle-t-il ainsi [c'est-à-dire « quintessence noire »] ?
— Parce qu’on y pratique le développement des visions lumineuses à la faveur de retraites dans l’obscurité complète, lui a répondu, en substance, N.
— Pas du tout ! C'est parce que, de même que le noir recouvre toutes les couleurs, mais n’est recouvert par aucune, de même, la nature de rigpa enveloppe tous les phénomènes mais n’est voilé par aucun d’entre eux.
Cette réponse, que j’avais trouvée poétique, mais improbable, m’a été confirmée plus tard par je ne sais plus quel lama savant à qui je l’ai rapportée.
C’est à cette occasion que CRR a rencontré aussi Mme Anne-Marie Blondeau, venue lui rendre visite à la bibliothèque. Je ne me souviens pas, en revanche, qu’il lui ait dit quoi que ce soit de trop incongru.
En partant, il semble avoir, probablement volontairement, replacé à un endroit improbable (le haut peu visible d'une étagère) un volume tibétain qu’on lui avait apporté. Le bibliothécaire, N, l’a cherché pendant plusieurs jours, persuadé que le lama l’avait volé. Je ne pense pas qu’il en ait gardé un très bon souvenir ; il m’a rapporté une histoire à propos d’un grand tibétologue tibétain qui, probablement dans les années 1960 ou 1970, était allé le voir en Inde pour lui poser des questions sur un texte ancien et obscur, le Samten Migdrön ou Lampe-Œil de la contemplation, dont Chhimed Rigdzin avait fait faire une édition. Il paraît que Rinpoché l’avait jeté dehors en poussant des hurlements et en jetant en l’air le texte tibétain — non relié — dont les pages se seraient éparpillées dans tous les sens.
Ce qui me rappelle un autre souvenir encore (ils reviennent en ordre dispersé) à propos du Samten Migdrön : comme je demandais un jour à Rinpoché si ce texte était vraiment important et s'il était si difficile que cela à interpréter, il m’a fait une réponse étrange, que je rapporte comme je m’en souviens et comme j’ai cru la comprendre : « Ils n’y comprennent rien, parce qu’il y a des passages qui se lisent de la fin vers le début ». Je n’ai pas trouvé depuis à quoi il faisait allusion ; l’anglais de CRR, franchement mauvais, faisait baigner tout ce qu’il disait dans une atmosphère de totale imprécision, dont je pense qu’il jouait, mais sans avoir jamais bien saisi en quel sens.