Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 9
Publié le 27 Juin 2017

Source de l'illustration : http://www.khordong-byangter.org/teaching.html
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Il y aurait beaucoup à dire de mon voyage en Inde et au Népal de 1992-93 ; au fond, c’est le moment où j’ai commencé confusément à comprendre que Nyoshül Khenpo ne ferait probablement jamais ce dont je croyais qu’il s’y était engagé en m’acceptant comme disciple quelques années plus tôt.
Dans l’idéologie du bouddhisme tibétain, ou dans les représentations fantasmées qu’il entretient de lui-même, le disciple doit être formé de A à Z par le maître. Du côté du disciple, seule une docilité parfaite est demandée; c'est au maître qu’il appartiendrait de choisir la manière, de fixer le rythme, et bien sûr de corriger les erreurs. C’est une chose que j’ai ardemment désirée, tant parce que j’avais le sentiment de ma propre incapacité à m’orienter que parce que j’adhérais profondément à cette idée d’une transmission au fil d’un véritable apprentissage, bien distinct de la simple réception d’enseignement ; enfin, j’étais persuadé d’avoir trouvé le maître parfait en la personne de Nyoshül Khenpo, rencontré pendant l’été 1987.
Je reviendrai sur cette attente et la manière dont elle a été déçue par Nyoshül Khenpo, peut-être au fond tout simplement parce que les choses, dans la tradition tibétaine réelle et vivante, ne correspondaient plus depuis longtemps, ou peut-être n’avaient jamais correspondu dans la réalité, aux modèles idéalisés des «vies de saints» tibétaines. C’est un point sur lequel mon témoignage, joint à celui d’autres qui ont possiblement vécu tout à fait autre chose, pourrait n’être pas inutile, — notamment pour les jeunes gens qui se jetteraient à corps perdu dans une aventure du même type. En même temps, je sais bien que si, quand j’avais vingt ans, l’on m’avait mis en garde à propos de mes espoirs, eh bien, comme tout jeune homme plein de vitalité et dont toute la sève abonde ses illusions, j’aurais sans doute pris pour un vieux con celui qui m’aurait charitablement averti.
Mais, maintenant que j’ai tout à fait l’âge d’être en effet un tel vieux con, j’en remplirai le rôle avec toute la naïveté possible, en proposant, surtout à la jeune génération, les fruits de mon expérience, même ceux qui sont amers. Car l’expérience apprend aussi que la plupart de ceux que l’on a avertis, et qui, parce que c’est dans la nature du jeune homme, n’en ont tenu aucun compte — et se sont jetés à corps perdu là où leurs illusions chargées d’attentes les ont précipités —, sont finalement reconnaissants des conseils qu’on leur a donnés et auxquels ils n’avaient pas voulu croire.
C’est en tout cas précisément ce qui m’est arrivé dans l’épisode précédent : les avertissements de Chhimed Rigdzin Rinpoché ne m’ont pas retenu de me jeter dans cette aventure où je n'ai pas été très loin de laisser ma vie. D’une façon générale, j’ai toujours été assez obstiné et il m’a toujours fallu aller jusqu’au bout d’une expérience, même ruineuse, pour bien me persuader que ce n’était pas faute d’avoir essayé avec sérieux que cela ne marchait pas, mais parce que la chose, d’elle-même, était une impasse. En revanche, j’ai toujours gardé en mémoire les avertissements ou les conseils que l’on m’avait donnés, même quand je les avais trouvés très contrariants.
En l’occurrence, mon degré de confiance envers Chhimed Rigdzin Rinpoché est sorti sensiblement accru de ce voyage en Inde.
Il faut dire qu’il n’était pas facile de développer de la confiance, et moins encore cette «dévotion» dont on parle dans les «centres du Dharma», à l’égard d’un personnage pareil. Et cela pour bien des raisons: d’abord, on ne pouvait jamais être parfaitement détendu et à l’aise en sa présence, tant ses réactions étaient imprévisibles et parfois (moralement) brutales. On ne pouvait se retenir de penser au félin dont les griffes, pour être rétractées n'en sont pas moins capables sujettes à sortir à tout instant, et dont le coup de patte est soudain et parfois inattendu.
Par ailleurs, il était souvent difficile de savoir quand il plaisantait et quand il était sérieux, y compris quand il déployait, en parlant de lui-même, une sorte de côté pompeux et mégalomaniaque où il y avait sans doute en réalité une grande part d’autodérision et un propos vraiment délibéré d’enfreindre les codes hypocrites de la fausse modestie. Ainsi, je me rappelle qu’à sa première visite, Guy Serre lui avait fait faire un tampon «H.E. [His Eminence] Chhimed Rigdzin Rinpoché». Il l'a regardé, il a dit: « pourquoi pas His Holiness ?», et il a ri.
Cela me rappelle un conseil qu’il m’a donné en me faisant sa lettre de recommandation pour l'université de Sarnath: celui de ne pas être trop humble!
«Inside, humble being is good, but outside, LITTLE PRIDE SHOW NECESSARY.»
À côté de la sagesse supposée du vieux maître tibétain, il ne manquait pas d'un solide bon sens, même assez roublard, et d’une conscience précise des mécanismes psychologiques et sociaux du monde réel. D'ailleurs, une fois, sa compagne Gudrun lui a fait raconter comment il avait obtenu un prix sur je ne sais quoi, en disant à celui avec qui il négociait que, s'il ne baissait pas ses exigences, sa maison allait s'écrouler sur lui. C’était un hindou, il avait peur des sadhus, Rinpoché y ressemblait assez; il a baissé son prix.
Une autre chose encore est qu'au-delà des sorties imprévisibles et parfois glaçantes de Chhimed Rigdzin, il était également impossible de comprendre où il allait, enfin quels étaient ses projets à moyen ou long terme. À première vue, il paraissait ne pas en avoir du tout et agir impulsivement, comme mû par des inspirations soudaines. À l'usage, il apparaissait au contraire qu’il savait très bien où il voulait aller, mais il était très difficile de le comprendre, fût-ce pour y coopérer docilement.
Je ne peut pas m'exprimer à la place des autres, mais, en tout cas, pour moi, la confiance s’est donc construite très lentement envers cet homme, le plus paradoxal de tous ceux que j'ai rencontrés. Et, même à la fin, elle n'a jamais eu ce caractère de «dévotion» au sens où on pense communément que le disciple doit en avoir pour son maître. Chhimed Rigdzin était trop effrayant par un côté, trop clownesque par un autre, et au fond trop frontal, trop amical même, pour que l’on puisse le mettre sur cette sorte de piédestal d’idéalisation pieuse qu’implique ce qu’on appelle «dévotion». Au fond, je n’ai pas d’autre terme pour nommer ce qui s’est construit entre lui et moi au fil des ans que celui d’amitié, même s’il s’agissait d’une amitié évidemment très asymétrique, puisque j’avais beaucoup à recevoir de lui, et lui, de moi, a priori, rien, si ce n’est qu’à l’âge qui était le sien, il songeait forcément à transmettre quelque chose à ceux qui allaient lui survivre.
Cette affaire même de transmission est d’ailleurs équivoque. Je ne m’imagine en aucune façon être appelé à transmettre quoi que ce soit de tel qu’un enseignement reçu de lui. En revanche, il y a bien quelque chose d’impondérable, d’insaisissable, d’indescriptible qui est passé, une information au sens le plus littéral et physique du terme, c’est-à-dire une certaine transformation de mon être par apposition de la forme du maître longuement fréquenté, forme elle-même susceptible de se transmettre, notamment en rendant témoignage des choses vues et des paroles entendues. Finalement, la forme de docilité requise, ce n’est peut-être pas tant seulement d’obéir à des ordres, éventuellement bizarres et pénibles comme ceux qui sont rapportés dans la Vie de Milarépa — mais surtout de se prêter, comme une matière à la fois souple et ferme, à la réception de cette forme. Souple, car la raideur (indocilité) empêcherait toute forme nouvelle de s'imprimer, comme dans une matière trop dure et rétive à l'information; ferme, cependant, car une matière trop labile, trop fluide (soumission extrême) ne retiendrait rien de la forme imprimée, « comme les mots, écrits sur l’eau, s’effacent…».
En tout état de cause, et pour en revenir plus précisément à mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, le retour de mon voyage en Inde et au Népal allait ouvrir une nouvelle phase de mes relations avec ce maître, orientée vers le moment (en 1995) où il allait finalement donner la consécration (initiation) du Gongpa zangthal et la transmission orale (lung) du Manuel de la transparution immédiate.
Dans un premier temps, et pour finir ce chapitre, Chhimed Rigdzin, après s'être assuré que j’avais bien lu le Manuel dont il m'avait donné le texte tibétain en 1992, m’avait dit aussi qu’il avait «quelques exemplaires du Gongpa zanghal dans un garage en Inde» et qu'il pourrait m’en donner un. Effectivement, il fit apporter avec lui les cinq lourds volumes de l'édition de 1973, qui est une reproduction de l'excellent xylographe d'A ’dzom ’brug pa au très grand format relié des éditions de textes tibétains de la fin des années 1960 et des années 1970. Mais, loin de me le donner, il me l’a fait payer, même assez cher pour l’étudiant que j’étais encore. J’avoue que le côté transaction commerciale m’a un peu déconcerté ; mais enfin, il s’agissait clairement d’une somme dont il n’avait pas besoin, qui pour moi n’était rien en regard du trésor qu’il m’offrait et qui, selon ma perception, s’inscrivait dans le cadre d'une sorte de pédagogie spirituelle — une forme extêmement adoucie des épreuves imposées par Marpa à Milarépa, pour revenir à cet archétype (ou à ce stéréotype) de la relation de maître à disciple. Au fond, d'ailleurs, il s’agissait peut-être de quelque chose de bien plus terre-à-terre et même qui avait vocation à fonctionner contre toutes les idéalisations héroïques du maître : en me vendant ces textes pour une somme qui n'était ni un cadeau, ni non plus peut-être un prix à la hauteur de ce qu’aurait pu me coûter dans le commerce cette édition depuis longtemps épuisée, Chhimed Rigdzin Rinpoché introduisait un élément de trivialité, de transaction purement humaine, bien fait pour me ramener sur terre. Au reste, comme je l'ai déjà écrit plusieurs fois, je ne prétends pas du tout comprendre quels étaient les tenants et aboutissants des actes souvent étranges de «C. R. Lama».
Un élément de conversation mérite en tout cas d'être rapporté. Ayant en main les cinq merveilleux volumes (il faut dire, ce qui est difficile à imaginer aujourd'hui, que, malgré mon engouement pour la tradition dont Nyoshül Khenpo était dépositaire, je n'ai réussi que très tardivement, en revanche, à me procurer les volumes du Nyingthik Yazhi), j'ai demandé à Chhimed Rigdzin Rinpoché :
« Y a-t-il des textes secrets, qu’il ne faut pas lire maintenant ?
— ENTRE LE MAÎTRE ET LE DISCIPLE, IL N'Y A RIEN DE SECRET.
— Mais par exemple les textes de confrontation, Nyoshül Khenpo m'a dit…
— C'est moi qui suis le détenteur de cette lignée, je te dis de tout lire. »
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