Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 8

Publié le 26 Juin 2017

[Chhimed Rigdzin Rinpoché avec Tülku Thondup. — Source de l'illustration : http://www.khordong.de/alt/Engl/News/Tulku_2003/tulku_thondup_2003.html]

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J’en étais arrivé au moment où, ayant passé l’agrégation de philosophie et appris suffisamment de tibétain, je croyais avoir pleinement rempli les conditions posées par celui que je regardais alors comme mon maître (et qui, du reste, m'avait très formellement accepté comme disciple) — Nyoshül Khenpo — pour pouvoir être formé par lui. C’est donc avec tout l’enthousiasme et l’absence d’états d'âme dont un garçon de 22 ans peut être capable que je m’apprêtais à prendre l'avion pour le Népal, le 23 octobre 1992, me semble-t-il. J’allais arriver en Asie au moment des funérailles de Dilgo Khyentsé Rinpoché, qui devaient avoir lieu au Bhoutan ; il me semblait qu’il serait plus facile d’y entrer à ce moment-là, puisque beaucoup d’Occidentaux y étaient attendus.

   Cependant, je n’avais pris aucune disposition pratique par moi-même en ce sens: malgré tous les efforts déployés sans compter durant les dernières années pour servir notamment d’interprète bénévole à toutes sortes de lamas tibétains, pas un d’entre eux n’a jamais songé à me soutenir, à m’accompagner dans ma formation, fût-ce pour me rendre mieux capable de les servir. Dans mon cas au moins (mais je crains qu'il ne soit pas une exception), les lamas tibétains ont toujours trouvé tout naturel de se voir proposer un traducteur bénévole, solidement formé en langue tibétaine classique et moderne et suffisamment connaisseurs des textes de leurs traditions, sans jamais se mettre en peine de contribuer à ses études, fût-ce par une petite lettre de recommandation : c'est une chose étonnante et qui méritait d’être dite, au moins pour l’information de ceux qui se pencheront un jour sur l’introduction du bouddhisme tibétain en Occident, afin qu’il ne substituent pas à la réalité bizarre et même déconcertante leurs propres fantasmes de bon sens.

  Plus substantiellement: j’avais dans l’idée qu’il était inutile de me mettre en peine de trouver une ruse pour rentrer au Bhoutan, à supposer que c’eût été possible sans engager des dépenses qui n’étaient pas à la portée de l'étudiant que j’étais. En effet, mon unique objectif n’était pas de faire du tourisme (même pieux) dans ce beau pays, mais d’être formé par Nyoshül Khenpo ; c’était mon unique pensée depuis que je l’avais rencontré en 1987, d’une manière que je raconterai ailleurs. Et je dirai qu’à mon sens, cela devait être aussi sa volonté: en effet, dans la vision bouddhique des choses, si le maître qui forme son disciple fait le bien de ce dernier, qui doit lui en savoir un gré infini, d’une part cependant le maître en cela ne fait qu’obéir aux vœux altruistes («de bodhisattva») qu'il a pris et qui l'obligent à faire le bien des êtres de manière toute désintéressée, et d’autre part, l’homme étant mortel et même éminemment fragile, tout le savoir traditionnel reçu et accumulé est fait pour être transmis dans toute la mesure du possible.

   On me dira que c’est au maître seul qu’il appartient, dans le bouddhisme tibétain, de discerner ce qui est approprié à son disciple. Cela était parfaitement clair dans l’esprit du jeune homme que j’étais, et même trop clair — au sens où il me semble, avec le recul, avoir mis dans ma vision des rapports du disciple au maître une vision quelque peu bénédictine de l'obéissance. Je veux dire que, curieusement, les maîtres tibétains cherchent parfois des disciples qui savent ce qu'ils veulent et qui sont prêts à mettre le pied dans la porte pour l'obtenir. Pour ma part, au contraire, et en dépit de mon goût profond pour le Dzogchen notamment, c’est une chose que je n'avais pas encore bien perçue; il a fallu toute l'habileté de Chhimed Rigdzin Rinpoché pour m'amener à vouloir fermement recevoir tel enseignement et à être capable de le solliciter avec insistance. Dans mes rapports avec Nyoshül Khenpo, notamment à cette époque, tout au contraire, je ne voulais vouloir que ce que le Khenpo voudrait, avec la pleine assurance que ce ne pourrait être que le mieux. Puisqu'il m’avait accepté comme disciple quelques années plus tôt (à l'été 1989, je crois), tout était, dans mon imagination, possible (y compris de longues et pénibles épreuves), excepté qu’il ne veuille plus me former, à moins que je ne rompe moi-même, par des fautes graves, le pacte qu’il avait librement consenti à sceller avec moi.

   Bref, si je n’avais pris aucune disposition pratique pour aller au Bhoutan, pays difficile d’accès (à moins d’être un riche touriste), c’est parce que je ne pouvais pas désirer y aller, si ce n’est qu’il m'y ait appelé pour commencer enfin cette formation si longtemps attendue et qui était l’unique objet de toutes mes aspirations.

   J’avais donc écrit au Khenpo que j’arrivais à Katmandou à la fin d’octobre et que je me tenais à sa disposition.

   Ce n’est pas le lieu de rapporter ici les conditions de mon séjour au Népal, même si ce fut tout un roman (j’ai dû déménager, je crois, treize fois; j’ai même été hébergé par un curieux personnage du nom de Serkong Tritrül Rinpoché, lama gelukpa tout à fait sulfureux, activement dévot de Shukden, cette divinité dont le Dalaï Lama travaille à proscrire le culte; si j’écris un jour sérieusement mes mémoires, quand j’aurai l’âge convenable pour cela, je coucherai par écrit toutes sortes de choses étranges que j’ai vues et entendues durant ce séjour). C'était un temps où Tülku Orgyen était encore vivant; j'ai connu le monde curieux des Occidentaux vivant au Népal et courant d’un enseignement à l'autre, dans l’attente fiévreuse, semblait-il, des fameuses pointing out instructions, qui leur auraient révélé la nature fondamentalement éveillée de leur propre esprit.

   Ce monde m’a mis extrêmement mal à l’aise, je dois l’avouer. Je reconnais que je n’ai jamais su m’intégrer dans aucun groupe de convertis occidentaux au bouddhisme, même si j’ai tissé beaucoup de liens amicaux avec beaucoup d’individus. En tout état de cause, au bout d’un temps, j’ai commencé à constater la réalisation d’une chose pourtant peu vraisemblable que Chhimed Rigdzin Rinpoché m’avait annoncée: « Si tu vas au Népal, tu ne trouveras aucun lama pour t’enseigner». Je dis peu vraisemblable, parce que je parlais déjà très suffisamment tibétain pour recevoir les enseignements directement dans cette langue, d'une part, et que d'autre part le Népal était rempli de lamas sans doute disposés à enseigner aux Occidentaux, la question de la langue étant le principal obstacle.

   C’est cette année-là aussi que j’ai fait la rencontre, pour le dire en passant, du Lopön Tenzin Namdak (Yongdzin Rinpoché), le maître Bön, que je suis allé voir à son monastère de Triten Norbutsé près de Swayambhu. À l'époque, il n'y avait encore que bien peu de bâtiments et, pour y arriver, il fallait traverser toutes les rizières en contrebas en marchant sur les murets de terre qui les séparaient — un véritable labyrinthe, bien peu abrité du soleil. Je faisais presque tous les matins un aller et retour pour tâcher d’étudier quelque chose ; au départ, j’ai bénéficié de l'enseignement du Khenpo Nyima Namgyal, alors abbé de ce monastère ; mais il était excessivement occupé et je ne venais souvent que pour me faire offrir un léger repas à midi. Dans un sens, je pense que mon acharnement à essayer d'apprendre quelque chose du Bön dans des circonstances aussi peu favorables n’est pas sans rapport avec la grande générosité que les maîtres de cette tradition ont eue à mon égard bien plus tard. Mais, à cette époque, j’avais malgré tout le sentiment de me heurter partout à des murs.

  Pour ne prendre qu’un exemple représentatif : un maître nyingmapa aussi doux et paisible que Khetsun Sangpo Rinpoché, à qui je posais des questions à mon avis tout à fait innocentes sur un point de doctrine de l'école Ancienne, finit par me faire cette réponse tout de même assez violente:

« Vous ne comprenez rien à ce que je vous dis; revenez me vois quand vous parlerez tibétain comme Jeffrey Hopkins.»

Le plus drôle, c'est que je devais être peu d'années plus tard l’interprète de Khetsun Sangpo Rinpoché quand il donna en France les enseignements du Yangti Nakpo. Il paraissait alors avoir tout à fait oublié qu’il m’avait alors trouvé si mauvais et s’était refusé à contribuer à me rendre un peu moins incompétent, y compris au service de ses propres besoins futurs. Je crois que l’on a là l’illustration parfaite de ce que j’écrivais plus haut, de tous ces lamas qui ont toujours pensé que la formation d’un traducteur était à sa propre charge, qu’elle devait cependant être parfaite, et qu’une fois formé par ses propres efforts et à ses propres frais, y compris dans les conditions les plus difficiles, voire les plus hostiles, il devait cependant être corvéable à merci, et ce de manière tout à fait bénévole. On peut dire que ce long séjour au Népal (puis en Inde), que j’aimerais détailler un jour, aura été le moment où les écailles me sont tombées des yeux, sinon à propos du bouddhisme comme tel (auquel j’adhérais encore sans le plus léger état d’âme), du moins eu égard à la réalité humaine, sociale et morale, du bouddhisme tibétain. Naturellement, libre à chacun de penser, s’il lui plaît mieux, que toutes les difficultés que j’ai rencontrés n’étaient que le fruit de mon «mauvais karma», ou la punition méritée de mes fautes, ou le reflet de dispositions intérieures arrogantes ou du moins mal adaptées à cet environnement. Il est vrai que si je n’étais pas parti de la supposition que j’avais affaire à des êtres plus ou moins éveillés, donc parfaitement clairvoyants, et au moins totalement désintéressés, j’aurais commis infiniment moins  d’erreurs, en travaillant mieux à cultiver les bonnes relations, à me faire un personnage et à monnayer mes talents, sinon en espèces sonnantes et trébuchantes, du moins en services mutuellement rendus.

   J’attendais et je ne parvenais pas à avoir de nouvelles du Bhoutan. Au bout d’un mois ou plus, une lettre de Nyoshül Khenpo, pourtant adressée chez moi en France, m’est parvenue par un concours de circonstances extraordinaires ; peut-être se trouve-t-elle d’ailleurs avec les lettres de Nyoshül Khenpo que j'ai scannées et reproduites sur une page spéciale de ce blog.

   En somme, le Khenpo me disait que je ne pourrais pas venir au Bhoutan, qu’il était malade, que nous pourrions nous retrouver au Nyingma Mönlam (grandes prières des Nyingmapas) qui devaient avoir lieu quelques mois plus tard près de Bodhgaya en Inde. Avec cette lettre, il y avait trois choses : le texte du Choying Dzö de Longchenpa (qu'il regardait comme l'expression ultime de la pensée de cet auteur et qu'il devait faire lire, quelques années plus tard, sur son lit de mort, pendant son agonie) ; une photo de lui-même vers l'âge de 30 ans, que je reproduirai un jour sur ce blog, puisque je ne l'ai jamais vue ailleurs ; et enfin, sur un petit morceau de papier de riz, une empreinte du sceau de Longchenpa, qu'il portait toujours sur lui. Au moment même où il paraissait m’envoyer promener, il me donnait ces choses qui, symboliquement, signifiaient la transmission de ce qui lui tenait le plus à cœur. Au fond, c'est bien le résumé de ce que furent toujours mes relations avec Nyoshül Khenpo : d'exorbitantes marques d'affection, et même d'estime (y compris quand il m'a poussé à lire toute la littérature du Dzogchen sans restrictions, ce qui, à cette époque, était très rare, surtout en l'absence de transmissions formelles), mais en même temps une absence quasi-totale de souci de me former réellement.

   À peu près dans le même temps, j’ai pu l’avoir au téléphone et il m’a parlé assez brutalement, notamment quand je lui ai demandé que faire jusqu’au Nyingma Mönlam, et notamment qu’étudier, où et avec qui. En substance, il m’a dit : « Fais ce que tu veux, ce n’est pas moi qui t’ai fait venir en Asie». Je dois reconnaître que ce que j’aurais pu prendre comme un encouragement à la plus grande liberté m’est apparu comme le premier signe de ce qui devait se confirmer par la suite et dont je parlerai ailleurs, à savoir, que le Khenpo ne me prendrait jamais réellement en main comme on formerait un apprenti, ce que je croyais être la condition sine qua non d'une vie spirituelle véritablement fructueuse. Mais, comme je ne pouvais rien imaginer d’autre et comme je me sentais totalement lié par cette sorte de contrat qu’est la création formelle d'une relation de maître à disciple, je n’en ai jamais tiré les conclusions de son vivant (sinon, on le verra, par l’habileté et même par la ruse supérieure de Chhimed Rigdzin Rinpoché, qui, lui, avait bien vu dans quelle nasse je m'était empêtré, sans aucune capacité de m’en retirer).

   Ainsi, deux des choses étonnantes annoncées par lui semblaient en tout cas devoir se réaliser : « À mon avis, tu n’iras pas au Bhoutan ; au Népal, tu  ne trouveras personne pour t’enseigner ». La dernière n’est pas tout à fait exacte, même si, en gros, elle s’est vérifiée. En effet, j’ai eu des échanges très féconds avec le vieux Lama de Maratika, Ngawang Chöphel Gyatso, ermite sherpa devenu supérieur du sanctuaire de Mararika au Népal, bien étudié par Katia Buffetrille dans le cadre de ses études sur les lieux saints et les pèlerinages tibétains. Ce lama était un pratiquant du Gongpa Zangthal et, comme je me promenais toujours avec le texte du Manuel de la transparution immédiate dont ce séjour au Népal m'a permis de faire une première lecture intégrale, la conversation s’est dès le jour de notre rencontre liée, très curieusement, sur ce sujet. 

   Cependant, deux autres éléments annoncés par Chhimed Rigdzin Rinpoché restaient improbables : en effet, apparemment, je devais tout de même bien retrouver Nyoshül Khenpo avant la fin de l'année, d’une part, et, d’autre part, il n’était pas question de faire des études à ce qui s'appelait encore le C.I.H.T.S., l'Université tibétaine de Sarnath en Inde.

   En tout état de cause, je me mis en route pour l'Inde après plus de deux ou trois mois passés au Népal, qui me parurent avoir été d'une grande stérilité. Je partais plein d'une colère à peine rentrée contre tous ces maîtres Nyingmapas, dont je me disais (je me rappelle l’avoir dit à un bon moine Bönpo, devenu ensuite le Géshé, puis le Khenpo Tenzin Phuntsok, très bonne personne et grand savant dans sa tradition, aujourd'hui professeur au monastère de Menri dans le Tibet central) : « Les maîtres tibétains d’aujourd'hui, s’ils voyaient arriver quelqu'un ayant les qualités même qu'avait Marpa le traducteur, ils prendraient ses offrandes et l’enverraient promener sans rien donner en retour ».

   J’étais tellement amer que je me disais que j’allais me rendre dans les monastères gelukpas du sud de l'Inde : j’espérais le soutien, pour le compte beaucoup plus efficace, soit de Geshé Sönam Gyaltsen, le premier maître tibétain dont j'avais reçu les enseigments et auprès de qui j’avais «pris refuge», qui était alors abbé de Gyümé, ou bien de Gosok Rinpoché, dont j’avais été plusieurs fois longuement le traducteur, alors abbé de Séra. Je ne me suis jamais senti attiré par la tradition Geluk en fait de spiritualité, hormis la dimension morale du Lamrim, pour laquelle j'ai toujours eu un très profond penchant. Mais je savais que les maîtres gelukpas étaient beaucoup plus généreux et ne demandaient pas des gages à l'infini avant d’accorder leur soutien à quelqu'un qui souhaiterait réellement apprendre quelque chose. Je me disais qu’au moins je pourrais progresser en tibétain, voire, étudier des choses qui me semblaient alors être le patrimoine commun de la pensée tibétaine, comme la logique / théorie de la connaissance (tshad ma — je ne voyais pas clairement alors que les Gelukpas avaient une approche distincte de celle des traditions dans lesquelles j'étais engagé).

   À vrai dire, là encore, j'avais bien mal pris mes mesures ; car, pour arriver jusqu'à ces monastères, il m’aurait fallu un permis spécial, les «Tibetan Settlements» n'étant pas en accès libre pour les touristes. Mais peu importe, puisque je ne devais jamais y arriver.

   Une fois déposé par le car de Katmandou à Bénarès, après une nuit de repos, je me rendis à l’université de Sarnath, non pour y étudier, mais pour y retrouver un très bon ami que je m'étais fait lors de mon premier voyage en Inde (1989), de son nom laïc Pasang Tsering (qui était alors encore moine). Après toutes ces déconvenues, il était clair pour moi que passer quelques jours avec un très bon, très simple, très généreux ami serait la chose la plus consolante du monde.

   Je le trouvai sans trop de peine. Après les effusions des retrouvailles, il me dit : « Tu sais, ton maître, Chhimed Rigdzin, dont tu m’as parlé dans tes lettres, je crois qu'il est à Sarnath…».

   Je fus très étonné, parce que Chhimed Rigdzin Rinpoché devait normalement se trouver alors à Bodhgaya, où il tenait sa retraite annuelle d'offrande de lampes à beurre. Mais il n'eut pas de peine à le trouver, ayant eu pour tuteur, en quelque sorte, quand il était rentré à l'université sur le tard, un ngakpa lettré dont je ne me rappelle pas le nom (Orgyen quelque chose?…), mais qui avait été le calligraphe de ce que, dans ma traduction du Manuel de la Transparution immédiate, j'appelle «le manuscrit» («ms.» dans les notes de bas de pages).  

   Chhimed Rigdzin Rinpoché était en effet venu se poser avec ses disciples occidentaux à la Mahabodhi Society de Sarnath (dont je crois qu'il était d'ailleurs l’un des présidents d'honneur). J'avoue qu’une fois que je me suis trouvé devant lui, quelque chose en moi a cédé, a lâché, de mon obstination à vouloir que les choses se réalisent à mon idée. Après quelques jours à participer à cette retraite, je lui ai demandé de bien vouloir me faire une lettre de recommandation pour que je puisse étudier à l'université tibétaine de Sarnath, comme il l’avait généreusement proposé à Paris quelques mois plus tôt ; ce qu’il fit sans me reprocher de n’avoir pas saisi l’occasion alors — ce qui supposait il est vrai une part de défiance ou d'indifférence de ma part ; ou plutôt, l’illusion que les choses allaient se produire selon mes attentes, qui, il est vrai, par certains côtés, étaient très raisonnables, mais qui, visiblement, ne correspondaient pas à ce qu’aujourd'hui j'appellerais volontiers les mystérieux décrets de la Providence.

   Il y aurait encore beaucoup à dire de ce séjour à Sarnath et de ce qu’il m’y a dit ; mais il me tarde de boucler l’histoire de la manière dont ce qu’il m’avait annoncé s’est réalisé de bout en bout. 

   J’ai pu étudier pendant quelques mois avec l'excellent Khenpo Dorjee Tsering, alors «lecturer» pour les Nyingmapas au C.I.H.T.S. de Sarnath; c’était un très bon savant et un excellent religieux; je regrette beaucoup d'avoir complètement perdu sa trace par la suite; il a par la suite occupé des fonctions au monastère de Penor Rinpoché dans le sud de l'Inde, mais je n’en sais pas davantage. Il m’a enseigné tout le Chöying Dzö de Longchenpa, ou plutôt, il a clarifié tous mes doutes sur le Lung gi terdzö, son auto-commentaire. Il me semblait, en lui demandant cela, remplir les attentes implicites de Nyoshül Khenpo, symbolisées par le petit volume du Chöying Dzö qu'il m'avait fait parvenir au Népal. En outre, le Khenpo m'a un peu dégrossi en tshad ma, en me faisant travailler sur un commentaire de Mipham qu’ils venaient de publier à Sarnath (l'exemplaire sur lequel nous avons travaillé se trouve aujourd'hui dans la bibliothèque du centre Bön de Shenten Dargyé Ling, je l'y ai revu il  y a quelques jours).

   Trois des quatre choses annoncées par Chhimed Rigdzin s'étaient donc produites ; il restait cependant que je devais voir Nyoshül Khenpo au Nyingma Mönlam à Bodhgaya avant la fin de l'année. Je m'y rendis donc, avec le cher Pasang Tsering (et un autre moine gelukpa que tout le monde surnommait « Ali », je ne sais pas pourquoi ; il me semble l'avoir retrouvé lors de mon dernier voyage au Népal, devenu libraire près du stûpa de Swayambhu — mais il ne se souvenait pas de moi, vingt ans plus tard !).

   En tout état de cause, Nyoshül Khenpo ne vint pas au Nyingma Mönlam; il était apparemment toujours trop malade. Pour ma part, en tout cas (épuisement physique ou effondrement moral lié à cette déception?), j'y ai attrapé une pneumonie, dont je dois probablement à l'excellent Pasang Tsering de n'être pas mort, puisque c'est lui qui a fini par m'amener à l'Hôpital de Bénarès (ô délicieux souvenirs !) à un moment où, ayant trop laissé traîner la chose (que je prenais pour une grosse bronchite), je ne pouvais plus marcher seul.

   Au bout d’un temps, ma santé s’étant améliorée, je suis retourné au Népal, dans l'idée de rentrer rapidement en France, mais après avoir fait expédier tous les livres tibétains que j'avais achetés et stockés là-bas, chez Serkong Tritrül Rinpoché. Mais, une fois arrivé (vers janvier, je pense), ma santé s'est tout à fait rétablie, à croire que l'air pollué de Katmandou était bon pour ma pneumonie, et j’y suis encore resté quelques mois.

   Or, après le Losar (nouvel an tibétain), Nyoshül Khenpo est finamement sorti du Bhoutan et j'ai donc pu le voir (sans recevoir le moindre enseignement, bien entendu) au Népal. L'année, non seulement selon le calendrier occidental, mais encore selon le calendrier tibétain, venait de se terminer — et, par conséquent, c'est tout à fait à la lettre que ce que Chhimed Rigdzin Rinpoché m'avait annoncé s'est réalisé : « tu ne verras pas Nyoshül Khenpo cette année».

   Je n'ai jamais été superstitieux par tempérament et j'ai toujours estimé que, pour savoir ce que l'on a à faire, il suffit de se régler sur ce qui est bien, sans avoir à connaître par avance le succès ou l'échec de l'action que l'on entreprend. Je n'ai donc jamais sollicité de Chhimed Rigdzin Rinpoché ce genre d'indications prophétiques, sauf, peut-être, dans ma grande détresse, au moment où, en 1999, j'ai compris que Nyoshül Khenpo était mourant. Mais ce qui est certain, c'est qu'à partir de l'épisode dont je prie d'excuser le trop long récit, j’au toujours écouté tout ce qu’il me disait, même sur le ton de la conversation, entre la poire et le fromage, avec la plus extrême attention. Ce qu’il devait curieusement me dire plus tard: « Je me souviens de chacune des choses que tu m'as dites ou écrites», vaut aussi pour moi à son égard. 

   Je ne sais pas si j'ai eu de la «dévotion» pour Chhimed Rigdzin, au sens où l’on prend ce terme dans les« centres bouddhistes». Il a toujours été pour moi plutôt un exemple (une singularité inspirante) qu'un modèle (à imiter), tant il était hors-norme; si, d'une certaine façon, je désirais devenir (si c'eût été possible) un autre Nyoshül Khenpo, aussi semblable que possible, à l'inverse, je n'aurais pas voulu et je ne voudrais pas ressembler à Chhimed Rigdzin Rinpoché. En revanche, si le désir de me conformer à Nyoshül Khenpo a peut-être plus ou moins entravé mon développement spirituel (et même moral et psychologique), suivre Chhimed Rigdzin voulait clairement dire: « devenir pleinement moi-même», sans préjuger de ce que cela devait être à la fin. Aujourd'hui que j'ai peu ou prou tourné le dos au bouddhisme, je peux avoir le sentiment d'avoir trompé les attentes de Nyoshül Khenpo, ou d'autres maîtres que j'ai aimés et suivis. En revanche, la manière qu'avait Chhimed Rigdzin de sembler tout comprendre et tout voir par avance, et son caractère totalement non-normatif, font que, tout catholique que je suis devenu, j'ai une confiance profonde toutefois dans le fait que ce qui s'est amorcé avec lui vers 1989 continue de faire en moi son chemin, sans que j'aie à y penser autrement, qu'en acceptant ce que j’ai accepté à l'issue de l'épisode que je viens de relater: à savoir, qu'avec lui j’étais vraiment rentré dans une aventure dont je n'avais pas la clef, sachant qu'il ne me la donnerait pas non plus, et que l'enjeu serait de devenir pleinement ce à quoi j’étais appelé, sans trop préjuger de ce que cela pourrait être. Car, en fait, dans les prédictions que Chhimed Rigdzin Rinpoché m'a faites, bien peu avaient un véritable caractère de mises en garde contre des maux que j'étais censé pouvoir éviter: bien souvent, il m'a annoncé simplement dans quel précipice j’allais me jeter ou être jeté, sans rien pouvoir y faire — le fruit de ses propos semblant devoir être surtout un accroissement de ma confiance en lui, et non l'évitement des périls annoncés.

   Au fond, aujourd'hui encore, je n'y comprends rien; mais précisément, je me demande si l'essentiel d'une relation de maître à disciple réussie ne serait pas plutôt là, dans ce quelque chose qui n'est pas sans rappeler le «transfert» dont parlent les psychanalystes. Ce qui est encore une manière de mettre un nom sur le sans-nom, au reste. Le centre de gravité est peut-être surtout dans l'ouverture à la dimension de ce qui ne peut d'aucune manière être maîtrisé, avec quelque chose d'un abandon confiant à une sagesse supérieure: chose dont, pour le moins, Chhimed Rigdzin Rinpoché m'a permis de faire l'expérience, ce qui n'était pas facile pour quelqu'un d'aussi volontaire, d'aussi méticuleux, bref d'aussi soucieux de bien faire (et donc, en un sens, de contrôler son destin) que je ne l'étais alors.

 

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J
"si j’écris un jour sérieusement mes mémoires, quand j’aurai l’âge convenable pour cela, je coucherai par écrit toutes sortes de choses étranges que j’ai vues et entendues durant ce séjour"<br /> - Allez-y, crachez le morceau!
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A
Je ne sais pas pour les autres, mais en ce qui me concerne je trouve intéressant de pouvoir échanger sur le cheminement spirituel de tout un chacun. Je vous remercie d'avoir pris le temps de répondre à mes questions et commentaires avec tant de sincerité. Bonne soirée à vous et au plaisir de vous lire prochainement :)
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A
A quelle congrétation êtes-vous affilié? Si vous me permettez la question...
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S
Aucune en particulier, à cette étape. J'ai fait un essai de vie religieuse, mais maintenant je suis un simple paroissien de base, enfin je le serai quand j'aurai trouvé un point de chute précis. Mais je pense que cela n'a peut-être pas beaucoup d'intérêt pour les lecteurs de ce blog, non ?
A
"Bref, mon propos [......] de faire comprendre comment, à partir de mon expérience, j'en suis arrivé à certaines conclusions." C'est bien comme cela que je l'ai compris.<br /> Mais alors... Quelle voie suivez-vous donc aujourd'hui?
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S
Ce n'est pas un secret : je vais à la messe le dimanche !
A
Excellente idée de vouloir écrire vos mémoires ! Votre témoignage serait à plusieurs égards bien utile pour les occidentaux qui s'engagent dans la voie bouddhique et pour ceux qui en sont déjà imprégné. Personnellement, je vous encourage vivement à mettre en œuvre ce projet :-)<br /> D'autre part, je tiens à vous faire part de ma sincère compassion pour cette longue, désolante et éprouvante pérégrination.
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S
Bah, j'ai un peu souffert, mais cette aventure était quand même infiniment plus passionnante que la routine ordinaire de bien des gens. Et puis il faut souvent aller au bout de ce à quoi l'on aspire, y compris pour bien se persuader que ce que l'on cherche ne peut pas s'y trouver. Au reste, il serait très excessif de dire que je n'y ai absolument rien trouvé de bon. À bien des égards, la voie que je suis aujourd'hui est en continuité avec ce que j'ai entrevu dans le bouddhisme tibétain (mais à un niveau, à mon sens, sans comparaison supérieur, au sens de la distinction pascalienne des trois «ordres», par exemple). Bref, mon propos n’est pas plus de dénigrer le bouddhisme que d'en faire l'apologie, mais seulement de replacer chaque chose à son niveau, ou plutôt, de faire comprendre comment, à partir de mon expérience, j'en suis arrivé à certaines conclusions.