Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 7
Publié le 24 Juin 2017
Le chapitre précédent est ici.
Pendant l'hiver 1991-1992 (je ne me souviens pas bien, peut-être aux vacances de Noël ?), j’ai servi d’interprète pendant une bonne semaine à Chhimed Rigdzin Rinpoché. J’aurais beaucoup de choses à raconter qui, autant que je m’en souvienne, remontent à cette fois où j’ai pu passer beaucoup de temps en sa compagnie. Cela dit, autant je me souviens bien de tous mes échanges avec lui, autant je peux me tromper sur la chronologie.
Juste deux choses, pour aujourd’hui. D’abord, Chhimed Rigdzin Rinpoché m’a mis entre les mains un catalogue manuscrit des révélations de Terchen Nüden Dorjé de Khordong, pour le transcrire, ce que j'ai fait tant bien que mal : c’était une de mes premières expériences de déchiffrement d’un texte en écriture dbu med, et qui plus est rempli d'abréviations. Il me semble bien que c'est cette année-là que Rinpoché a vidé (si j'ai bien compris) un appartement qu'il avait à Londres ; il avait avec lui tous les volumes manuscrits du terchö et, chose étonnante, il me les a confiés (sur place, je ne les ai évidemment pas emportés ni même éloignés de sa vue) ces volumes manuscrits, sans doute pas de la main de Terchen Nüden Dorjé, mais portant tous, sur leur première page, l'empreinte du pouce du Tertön. J'ai ainsi pu comparer à la table compilée au Tibet le contenu réel des volumes du terchö. Il me reste quantité de notes qu'il faudrait publier un jour, peut-être avec une étude de ces textes, jamais publiés, mais dont il y a deux ou trois copies (photocopies) en Europe, à ma connaissance.
Je ne dis pas du tout cela pour me valoriser de cette marque de confiance de Rinpoché, mais plutôt pour souligner sa très grande générosité et sa capacité de faire confiance, tout à fait aux antipodes du côté sadique, « point fermé sur les enseignements », que l'on imagine autour de l'idée de «folle sagesse». Cette facilité à montrer des choses sacrées, à laisse feuilleter des textes, dont la possession était le signe de sa qualité de dépositaire de la lignée, est très rare chez les Tibétains et je la mentionne plutôt pour faire apprécier la manière dont, loin de vouloir toujours «détruire l'égo» de ceux qui le suivaient, en un sens très punitif, il était également très capable de traiter sinon comme des égaux, du moins comme des fils, des personnes qui, en un sens, avaient le sentiment de n'être rien du tout en regard de lui.
C’est aussi à cette occasion qu’il m'a donné le texte du Manuel de la Transparution immédiate de Tülku Tshullo ou Tsurlo, son maître. Voici comment il a procédé. Il m'a dit :
«J'ai besoin d’une photocopie de ce texte. Si tu veux, tu peux t'en faire une pour toi aussi.»
À tort ou à raison, je pense qu'en réalité, il n’avait guère besoin d’une photocopie, ou qu’en tout cas, son but était bien de me faire lire le texte, d’attiser mon appétit des enseignements du Gongpa zangthal. Peut-être même anticipait-il déjà le moment où (en 1995) il me pousserait à le traduire. Pour le moment, il se contenta, l’air de ne pas y toucher, de me communiquer ce texte qui, sans aucun doute, était pour lui tout à fait au cœur de la spiritualité telle qu’il la concevait et la vivait, et en tout cas telle qu'il me la proposait.
Il a aussi testé, cette fois-là, ma capacité de déchiffrement de l'écriture dbu med ; je me demande s’il ne m'a pas fait traduire à la volée quelques phrases ; mais c'était encore un peu difficile pour moi. Je devais le lire l’année suivante, surtout, pendant mon voyage au Népal et en Inde.
À propos de ce voyage, quelques mots ; la suite sera au prochain numéro, si je puis dire.
J’ai revu Chhimed Rigdzin avant mon départ, sans doute pendant l’été 1992, après avoir réussi l’agrégation ; ou peut-être était-ce juste la fois où il m’a donné le texte de Tülku Tshullo — mais il me semble que non, peut-être donc en septembre 1992. Ayant terminé mon cursus principal et acquis suffisamment de tibétain, j’avais dans l'idée que, maintenant, il s’agissait de faire le grand saut et d'aller suivre Nyoshül Khenpo à qui je m’étais intérieurement donné corps et âme, comme je croyais à l'époque que le disciple devait le faire à l'égard de son maître. Pour ma part, j’étais tout à fait persuadé que peut-être il m’imposerait beaucoup d'épreuves, mais que du moins, m’ayant accepté comme disciple, il me formerait. Je n’imaginais pas du tout la situation contraire.
Or, Chhimed Rigdzin me dit, juste avant mon départ, sur le ton de la conversation (je le revois encore sur le divan, dans l'appartement du regretté Jean-Louis Massoubre, rue Mesnil, dans la lumière de l'été finissant, comme si c'était hier):
« À mon avis, tu n’iras pas au Bhoutan [où habitait Nyoshül Khenpo]. Je pense que tu ne verras pas Nyoshül Khenpo cette année. Si tu vas au Népal, tu ne trouveras personne pour t’enseigner. Mais si tu veux aller à l’université de Sarnath, je te fais une lettre de recommandation et tu pourras étudier autant que tu voudras. »
Inutile de dire qu’au lieu de voir la bonté qui était la sienne de m’avertir de ce qui devait me décevoir si profondément, je n'ai pas réagi très positivement. D’autant que lors de la même conversation, quand je lui ai demandé s’il pourrait un jour donner les transmissions voulues pour le Gongpa zangthal, il m’a dit :
« Je pense que je ne le donnerai plus en cette vie. Les gens ne font aucun effort. »
Pour moi qui arrivais épuisé d'avoir servi d’interprète bénévole à Gosok Rinpoché (un lama Gelukpa: je n'ai jamais été sectaire tant que je traduisais pour les lamas tibétains), j’ai trouvé cette formule cruelle, surtout ajoutée à ces prévisions pessimistes pour mon séjour en Asie. Il avait sans doute raison de ce côté comme de l'autre, même si finalement, en 1995, il devait donner les transmissions pour le Gongpa zangthal.
Je raconterai dans l'épisode suivant, au risque de passer pour superstitieux, comment, contre toute vraisemblance, tout ce que m’a dit Chhimed Rigdzin Rinpoché concernant mon voyage en Asie s’est bien réalisé. Je n’ai évidemment aucune opinion sur la manière dont cela s’est accompli ; il me suffit de témoigner des faits et de laisser chacun en juger par soi-même.
Juste une remarque avant de conclure ce petit chapitre. Parmi mes lecteurs, il s'en trouve certainement qui ont été associés aux événements que je rapporte et qui peuvent se sentir frustrés que je ne fasse pas mention d’eux, comme si j'avais été seul en tête-à-tête avec Chhimed Rigdzin Rinpoché, voire, comme si j'avais été du premier cercle de ses disciples.
Qu’ils sachent que c'est par discrétion que je ne mentionne pas leurs noms, sauf pour les défunts. Je ne veux pas m’approprier la liberté d’autrui ; je ne sais pas ce qu'ils sont devenus ni quel est leur rapport à leur passé auprès de Rinpoché. Je me sens très, très éloigné des gens qui étalent sur Internet tous leurs jugements, parfois bien aigres, sur ceux qu’ils ont autrefois côtoyés.
Je nommerai précisément, dans ces souvenirs, ceux et celles qui me permettront expressément de le faire, le cas échéant.
Je n’ai jamais fait partie du premier cercle des disciples occidentaux de Chhimed Rigdzin Rinpoché ; je n'étais pas un fidèle entre les fidèles ; il ne se servait pas de moi comme interprète pour les enseignements publics. Je ne me suis jamais très bien intégré dans le groupe de ses plus proches élèves et j’ai toujours gardé un côté électron libre qu’on a pu attribuer à de l'orgueil, etc. Je crois que les plus proches ont trouvé que j'avais une fixation excessive sur le Dzogchen, voire, que je l'embêtais pour qu'il enseigne cela plutôt que ce qu'il aurait voulu enseigner.
Il est vrai que j'ai eu une position centrale, disons, dans les requêtes qui ont été présentées, plusieurs années de suite, à Rinpoché, pour qu'il donne le Gongpa Zangthal. C'est un enseignement qui doit être demandé pour pouvoir être donné, si du moins on suit les textes traditionnels. Mais ceux qui pensent que c'est parce que j'ai harcelé Rinpoché qu'il l'a donné se trompent passablement : ils ne voient pas à quel point, en quelque sorte, Chhimed Rigdzin n’a eu de cesse de relancer ma curiosité et mon attrait et de me faire sentir que c'était une chose possible. Je pense que personne ne pouvait amener un tel homme à faire quoi que ce soit d'autre que ce que précisément il avait prévu de faire.
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