Suite de mes souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 4: quelques réflexions sur la «folle sagesse»
Publié le 21 Juin 2017
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Quelques mots pour tâcher d’expliquer dans quel esprit je tâche ici de rapporter mes souvenirs relatifs à ce curieux personnage qui a laissé dans mon âme une empreinte profonde.
D’abord, je désire le faire connaître à ceux qui, par la force des choses, n'ont pu l'approcher, puisqu’au moment où j’écris ces lignes, voilà quinze ans à peu près qu’il est mort. Chhimed Rigdzin Rinpoché était un être humain d’une singularité absolue, et, plus je repense à lui, plus il est clair pour moi que cette rencontre a déterminé énormément de choses dans ma vie, et certainement dans la vie d’un certain nombre d'autres personnes.
Il n’est pas nécessaire d’adhérer aux idées du bouddhisme pour reconnaître le rayonnement d’une grande individualité, dans le registre, par exemple, de ce que dit Spinoza, que «rien n’est plus utile pour l’homme qu’un homme vivant sous la conduite de la raison», non pas seulement au sens où nous serions influencés en bien par les vérités qu’il dit ou même par l’exemple du bien qu’il fait, mais au sens où il se fait, entre nous et d’autres humains avec qui nous avons des affinités profondes, des interactions qui, dans certains cas, peuvent déterminer une altération (en bien ou en mal, du reste) du régime de fonctionnement de notre propre esprit.
Aujourd’hui, je ne défendrais plus la vérité (philosophique) du bouddhisme. Je n’ai même plus d’opinion sur le caractère supposément «éveillé» de ses «grands maîtres». Je ne m’intéresse qu’à des singularités, en l’occurrence celle, très profonde, de Chhimed Rigdzin Rinpoché, dans l’entrelacs avec la mienne, qui s’est formé pendant les douze ou treize ans où je l’au connu. Je pense vraiment que ce personnage très étrange — l'être humain le plus étonnant que j’aie connu — a exercé sur moi une influence, largement bénéfique, que je ne m’explique pas bien, mais dont quelque chose pourrait passer à travers le récit aussi naïf que possible (quoique accompagné de quelques réflexions) de ce dont je me souviens à son propos. Il me semble que quelque chose peut encore passer et se transmettre à travers cette simple narration. Je ne sais sous quelle forme Chhimed Rigdzin peut avoir survécu à sa mort; mais une part de sa survie post mortem est dans la fécondité qu’ont encore aujourd’hui ses propos déconcertants, quand on les rapporte. Dans l’éclat de rire qu'ils suscitent souvent, quelque chose passe, me semble-t-il, qui nous dépasse. En tout cas, qui me dépasse.
Parce qu’à la fin, c’est cela qui est central, Chhimed Rigdzin est, de tous les maîtres que j'ai approchés de près, celui qui me laisse le plus, aujourd'hui encore, le sentiment de quelque chose d'exorbitant, de prodigieusement excessif, comme la confrontation à l'inconscient elle-même: on n’y comprend rien, on se sent comme cerné par un océan de ténèbres, et pourtant il y a dans cette inquiétante étrangeté quelque chose qui nous parle très en profondeur. Des autres maîtres que j'ai eu la joie de connaître, je crois vaguement pouvoir dire «ce que je leur trouvais», ce que je cherchais auprès d’eux, et, dans une certaine mesure, ce qu’ils m'ont apporté. Mais pour ce qui est de Chhimed Rigdzin Rinpoché, la chose est bien plus curieuse: il n'a jamais été pour moi un modèle, au sens moral du terme; je ne pense pas que l'on puisse parler d'une figure paternelle (au reste, ce serait plutôt une figure grand-paternelle, si je puis dire, parce que je l'ai rencontré l'année même de la mort de mon grand-père paternel, avec qui il n'avait rien de commun, sinon une grande bonhommie s'exprimant à travers un humour parfois assez décalé pour un personnage par ailleurs si patriarcal).
C'est pour tâcher de dire un mot de cela, qui est au cœur de mon désir d'écrire ces quelques souvenirs, que j’interromps un peu, ce matin, le fil de ma narration, à la faveur d'une réflexion plus générale. Vraiment, ce qui m’a tellement passionné dans la relation que j’ai nouée avec Chhimed Rigdzin Rinpoché, surtout à la toute fin des années 1980 et dans les années 1990, c'est que, dans un sens, je n’y ai rien compris et que j’ai même eu le sentiment d’y être engouffré comme malgré moi, comme on l'aura compris par l’épisode de la lettre relaté dans un chapitre précédent. C’est ce sentiment d’émerveillement mêlé d’une pointe d’effroi que j’essaie de restituer ici. Ce qui m’amène, pour continuer dans la veine un peu discursive de mon propos d’aujourd’hui, à dire quelques mots de la «folle sagesse» et de la manière dont mon «commerce» (au vieux et propre sens du terme) avec Chhimed Rigdzin Rinpoché ne coïncide pas du tout avec les attentes qu’a suscitées chez les Occidentaux cette affaire de«folle sagesse» telle qu’elle a été thématisée par Chögyam Trungpa et toute sa postérité de gourous plus ou moins abusifs.
Je ne jette pas la pierre à ceux qui suivent des «maîtres de folle sagesse» par goût de se faire sadiser dans des dispositifs typiquement pervers, au sens où le maître est le seul détenteur des règles, qu’il manipule à sa convenance (et pour son plaisir?), de sorte que l’on est toujours en faute. Je pense seulement qu’ils devraient prendre un peu de recul sur leur profond masochisme et mieux identifier le type de jouissance qu’ils attendent de leur inscription dans ce genre de dispositif: on ne perd rien à être lucide, aucun bouddhiste ne devrait dire le contraire. D'ailleurs, une réalité humaine est toujours riche de multiples dimensions, et reconnaître la dimension de masochisme qui est impliquée dans le fait de chercher un maître spirituel et de se soumettre à son autorité, n’implique nullement que toute la relation ainsi construite se réduise au sado-masochisme. Simplement, il y a clairement en l'homme des éléments névrotiques qui surdéterminent ses démarches les plus profondément émancipatrices, et qui d'ailleurs peuvent à certains égards avoir un caractère autant moteur que parasitaire et inhibant dans ces processus.
Pourquoi ces remarques sur le masochisme, outre la dimension de témoignage aussi sincère que possible de ces pages ? Il est vrai que je dois, comme chacun, m’interroger sur ce qui m’a poussé à désirer vivre sous la conduite d’un maître (et même, à vrai dire, de plusieurs). Avons-nous besoin de maîtres, que nous apportent-ils ? Ou, pour le mettre à l'envers: l'homme est-il fait pour vivre dans cette sorte de néant de sens où l'on nous invite à vivre, sur cette page blanche de liberté inconditionnée où chacun donnerait à sa vie le sens qu'il désire? N'éprouve-t-il pas au contraire très profondément le besoin d’être en quelque sorte cadré par des règles, à telle enseigne que, si la société ne lui livre plus en héritage des tables de la Loi suffisamment précises, l’effroi que lui inspire une liberté si informe pousse au moins certains d'entre nous à désirer se soumettre à un maître? Voire, à confondre le plaisir éprouvé dans cette soumission avec un bienfait d'ordre proprement spirituel?
On se rappelle la curieuse formule de Lacan, voyant défiler les étudiants en Mai 68 : « Ils cherchent un maître ». Là est peut-être le point-clef, dans cette jonction paradoxale du désir de liberté inconditionnée (dont le Mai 68 étudiant a pu être l'expression dans le registre politique) et de l'aspiration à se soumettre, notamment à un tyran, c’est-à-dire un maître dont le bon plaisir aura force de loi.
S’il en est ainsi, cela jette une lumière sur la «folle sagesse» en tant que composante idéologique centrale du néo-bouddhisme des Occidentaux. Il me semble en effet qu’un fantasme très profondément déterminant dans l’adhésion de beaucoup à ces enseignements doit être mis en évidence: ce fantasme, précisément, de la liberté inconditionnée, du saut dans le vide, à l’égard duquel il y a d’ailleurs peut-être du vrai dans la curieuse équivalence proposée par Freud entre «pulsion de mort» et «pulsion de nirvāṇa». Si l’on y réfléchit bien, en effet, dans ce fantasme de liberté inconditionnée, ou plutôt, dans cette perception du bouddhisme comme un appareil de déconditionnement intégral, il y a un désir de ne plus être humain, de s’émanciper de toutes les limitations qui font que nous sommes ce que nous sommes, de faire de soi-même une pure «ouverture», un carrefour impersonnel et impassible de tous les flux, à la fois ouvert à tout et lié à rien, que la vie pénètre et traverse, mais comme l’eau glisse sur les plumes d’un canard — d’un être donc à la fois souverain et incapable de tout progrès, un peu au sens de L'Unique et sa propriété de Stirner.
Je pense — mais c'est une autre question — que ce «sous les pavés, la plage» comme aspiration au suicide intérieur par «impersonnalisation», si je puis risquer ce néologisme, est au fond étranger au bouddhisme et qu'il n’est qu’une des innombrables expressions d’un désir profond de suicide qui paraît animer nos sociétés au moment même où elles se ruent avec la gourmandise la plus frénétique sur les biens de consommation. La clef de tout cela est peut-être en partie dans des analyses comme celles de Christopher Lasch dans La Culture du narcissisme. À la fin, il y va peut-être de part et d'autre d’une expérience du vide intérieur, au sens de l’estomac vide conditionnant des «frustrations orales intenses». « Le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure», dit Pascal.
Mais revenons un moment sur la «folle sagesse» et surtout sur ce en quoi ce que j’ai vécu avec Chhimed Rigdzin Rinpoché n'y ressemble pas du tout.
Derrière cette notion de «folle sagesse», il y a en réalité chez les Occidentaux, je le disais, une configuration libidinale très masochiste, qui se reconnaît facilement dans des phrases, mille fois entendues dans les centres bouddhistes, du genre: «Rinpoché a détruit mon égo». Ah l'égo! Cette chose qui ne correspond à aucun terme sanskrit ou tibétain, etc., bien déterminé, et qui pourtant est tellement au centre des discours des nouveaux convertis occidentaux au bouddhisme! En somme, plutôt que de la «saisie du soi» ou «appréhension [de soi-même comme] un soi», il s'agit au fond de ce que la morale et la spiritualité catholique appelle l'amour-propre; la «folle sagesse», avec ses airs de «par-delà le bien et le mal» est au fond envisagée par beaucoup comme un moyen souverain de mortification de l'amour-propre.
Mais encore une fois le fantasme qui l'accompagne est très différent: si dans la spiritualité catholique l'horizon est clairement la sainteté comme «perfection de la charité», dans le monde bouddhique occidental (il y aurait beaucoup à dire sur le décalage qu'il y a entre les attentes fantasmées, à cet égard, et ce que disent vraiment les textes, sans parler de ce qui se produit réellement chez les sujets), il y va d’une gnose (sagesse) entendue comme liée à un déconditionnement intégral, confusément imaginé comme la régression des proliférations conceptuelles, affectives, etc., de l'esprit vers un état primordial neutre, indestructible, vide et lumineux comme la surface d'un miroir.
Or l'atteinte de cet état est imaginée comme devant procéder d’une destruction. Cette manière de penser n’est d'ailleurs pas inconnue de la tradition tibétaine, où certains (notamment les Jonangpas avec leur doctrine dite Zhentong, du «vide d'altérité») ont pu opposer à l'Éveil pensé comme «fruit de production» une autre conception où il apparaît comme «fruit de séparation», comme obtenu en ôtant et non en construisant.
En revanche, chez les Tibétains, cette manière de penser fonctionne avec l'idée d'une «nature de Bouddha» toujours déjà présente et plus ou moins déjà dotée de toutes les caractéristiques de l'Éveil. Tandis que, chez beaucoup d'Occidentaux convertis au bouddhisme, il y a un vrai fantasme de la table rase, du miroir nu et vide, d'une manière de n'être plus rien que pure présence, une sorte de témoin non-engagé devant un spectacle d'illusion (avec, quand on y regarde mieux, une absence totale de renoncement au désir, notamment sexuel, et plutôt le fantasme, là encore, de plonger dans le monde en demeurant indemne, à l'image — très bouddhique, pour le compte — du lotus qui pousse dans la fange sans en être souillé).
Dans cette construction idéologique — de la déification par la table rase, au fond, via une liquidation de tous les préjugés moraux, au terme de laquelle «vous serez comme des dieux» (construction dont le principal artisan en théorie aura été Chögyam Trungpa) — le rôle du maître est imaginé comme étant fondamentalement de nous arracher au connu, de briser nos mécanismes psychiques, de «détruire nos concepts», comme il se dit dans les centres bouddhiques. Et ce serait par excellence le «maître de folle sagesse» qui serait à même de procéder à cette opération de chirurgie de l'âme dont l’essence, au fond, serait de déconcerter à fond et de laisser le sujet dans un état où il n’adhère plus à aucune idée, à aucune valeur, à aucun sentiment. Tout au plus lui resterait-il la «dévotion» au maître, sans but et sans objet. On gagnerait à méditer, là encore, sur la psychologie du masochisme, dont l’horizon est de se régler en tout sur la volonté d’un maître qui, elle, n’est limitée par rien et qui s’exprime dans la destruction plus ou moins symbolique ou réelle du sujet masochiste.
Je suis obligé d’avouer que, dans mes jeunes années, j’ai été moi-même séduit par les livres de Chögyam Trungpa que j'ai lus au lycée et qui m'apparaissent aujourd’hui aussi inconsistants que pervers. Dans une certaine mesure, mes propres attentes ont été conditionnées par cette phraséologie de la «folle sagesse» et par la dénonciation du «matérialisme spirituel» qui, si l'on y pense bien, dit au disciple: tu n’as rien à attendre du maître, rien à exiger, tu dois t'abandonner totalement «sans esprit de but ni profit» (selon la formule Zen), ne plus même espérer l'Éveil, et voilà à quelle condition il pourra finalement se passer quelque chose (mais quoi?)». Au fond, c’est ce genre d’attitude qui a gouverné mes rapports avec celui que je regardais comme mon maître principal, Nyoshül Khenpo — relation de maître à disciple qui, à mon sens, a quand même été finalement très décevante à certains égards, ou du moins, pleine de malentendus.
Mais ce que je dois surtout dire, c’est que, abordant Chhimed Rigdzin Rinpoché avec de telles préconceptions, ce qui m’est arrivé à travers la relation que j’ai tissée avec lui a été tout à fait exorbitant en regard de ce que je me proposais. C'est cela qui est le propos central des souvenirs que je tâche de rapporter ici.
Pour ne pas clore ce trop long chapitre un peu théorique sans témoigner de quelques épisodes de mes échanges avec Chhimed Rigdzin Rinpoché, voici, telle qu'il est enregistré dans ma mémoire, un morceau de conversation que j'ai eue avec lui durant ces premiers mois qui ont suivi ma rencontre avec lui.
« Rinpoché, vous êtes un maître du Jangter (Trésors du Nord), êtes-vous détenteur du Gongpa zangthal [système de Dzogchen dans les Trésors du Nord] ?
— Oui, et la prochaine fois que je le donne, je t'invite !
— Rinpoché, je ne demandais pas cela pour moi, mais pour des gens qui seraient aptes à le pratiquer !
— Comment peux-tu savoir qui tu es? »
Il me semble que ce petit échange très simple dit déjà beaucoup de la manière qu'avait Chhimed Rigdzin Rinpoché d’interagir avec ceux qui l’approchaient: loin d’encourager systématiquement le masochisme, il avait une tendance très forte à redonner confiance aux gens qui l’approchaient, à les renforcer. Ses brutalités verbales avaient souvent pour cible, non pas du tout l’amour-propre, mais bien souvent des formes de pensée ou de conduite par lesquelles, selon la définition deleuzienne du tempérament réactif chez Nietzsche, «la puissance est coupée de ce qu'elle peut». Il m’a semblé bien souvent que même ses assauts verbaux, parfois d’une grande violence, avaient plus pour objet de tester la manière dont ses disciples étaient capables de se tenir fermement sur leur pieds, que l’ambition de les déstabiliser. Je dirais même qu’il paraissait souvent chercher la résistance, vérifier à quel point l’on voulait solidement ce que l’on voulait, sans craindre de n’être pas légitime. On en verra d’autres exemples au fil de ces souvenirs, même si cette hypothèse interprétative, qui fonctionne bien dans certains cas, ne vaut pas pour tous.
Chhimed Rigdzin, d'une manière peu explicable par des voies ordinaires, avait en outre une extraordinaire capacité de pénétration dans les «secrets replis de l’âme». Cela l’amenait très souvent à jeter à la tête des gens leurs secrets les plus crapuleux. Mais ce qui est remarquable, c’est qu'il ne le faisait jamais, du moins pour autant que je l'ai vu, dans un esprit de reproche moral. Il paraissait simplement vouloir amener à la clarté du jour quelque chose qui était caché sous la honte et les mensonges. Là encore, on est très loin de toutes les attentes occidentales sur la «folle sagesse», puisque, plutôt que de «casser l'égo», il paraissait plutôt s’inscrire dans une logique du type «là où Cela état, le moi doit advenir» (peut-être dans l'idée que, quand la lumière est faite, beaucoup de choses se dénouent, certes — mais pas en mode punitif et destructeur).
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