Souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, suite (n° 2)
Publié le 19 Juin 2017
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Après avoir fait un vague tour d'horizon de ce qu'était la situation du bouddhisme en France à la fin des années 1980, revenons à Chhimed Rigdzin Rinpoché et à la manière dont j'ai fait sa connaissance.
Guy Serre, personnage évoqué dans le précédent article de cette série, voulait faire de moi le traducteur attitré de Chhimed Rigdzin Rinpoché ; c'était sans compter (il n'en avait que faire) avec les disciples personnels plus anciens du lama, tels Patrice Sammut et Nathalie Koralnik, et surtout c'était s'exagérer son influence sur cet homme qui n'en a jamais fait qu'à son idée, et qui avait bien d'autres critères que celui de la supposée compétence technique. L'expérience devait me le montrer par la suite : il avait toujours son idée derrière la tête, en fait plutôt centrée, ce me semble, sur les besoins réels des individus (tels qu'il les percevait) que dans une réussite matérielle, institutionnelle.
Je ne me rappelle guère ma première entrevue avec Chhimed Rigdzin Rinpoché ; je crois que je lui ai donné quelque chose à bénir. À décrire les choses d'une manière purement subjective, Chhimed Rigdzin Rinpoché m'a fait à peu près le même effet que Namkhai Norbu Rinpoché, rencontré quelques mois plus tôt, en 1988. C'est une chose difficile à décrire, un peu comme on dit de certains acteurs qu'ils «crèvent l'écran». Certes, il n'y a aucun rapport, en première approche entre ces deux personnages: tandis que Namkhai Norbu paraissait très occidentalisé, au moins dans les formes extérieures, très construit, précis, concis et rationnel dans le discours, et finalement relativement indifférent au monde religieux tibétain environnant, Chhimed Rigdzin, lui, apparaissait vraiment comme un vieux sorcier tibétain, à la réserve près de ses écharpes «Bénarès» qui lui donnaient un petit cachet hippie; il cultivait par ailleurs la provocation et l'humour noir le plus sauvage, comme on va le voir, mais avec un enseignement pratique assez purement traditionnel, puisqu'il faisait chanter ou réciter à ses disciples des textes de pratiques principalement issus des révélations du Tertön Nüden Dorjé de Khordong, dont il était censé être le tülku. Cependant, l'un et l'autre, sitôt vus, se sont imprimés dans ma mémoire avec une vivacité extraordinaire ; et aujourd'hui encore, je ne peux pas repenser à Chhimed Ridzgin Rinpoché sans que son image dans mon souvenir soit tellement vivante, que souvent il me paraît être là, vivant et présent, quoique dans un autre espace, dans un lieu insituable — quelque part peut-être dans le monde imaginal dont parle Henry Corbin !
Au reste et en dépit de toutes leurs différences, Chhimed Rigdzin Rinpoché et Namkhai Norbu s'inscrivaient l'un et l'autre dans des courants spirituels assez parents — ceux des tertöns nyingmapas du Khams (Tibet Oriental), flottant dans une atmosphère de révélation continue, pour qui les rêves et autres signes ont une grande importance ; l'un et l'autre semblaient un peu «par-delà le bien et le mal», sinon au sens des ces prétendus «maîtres de folle sagesse» qui ne font qu'abuser de la crédulité des Occidentaux, du moins au sens où la morale, fût-ce l'éthique traditionnelle du bouddhisme, n'était pas leur propos central. Dans ces traditions, l'état de religieux (moine) n'est pas prisé et il fait souvent l'objet de railleries ; tout se passe comme si l'essentiel était plutôt du côté d'une sorte de common decency associée à la fidélité, en un sens quasi-amical ou familial, au maître. Si l'on n'est pas du côté des gourous néo-bouddhistes narcissiques et posant à l'omniscience, on n'est pas davantage du côté d'un autre genre de personnage, tout aussi traditionnel, celui du moine qui, même s'il est un grand pratiquant, se cache en quelque sorte derrière le rôle de transmetteur exact et méticuleux du contenu des textes.
Dans les mois qui ont suivi et avant sa deuxième visite à Paris, j'ai écrit à Chhimed Rigdzin Rinpoché une petite lettre tout en tibétain, dans laquelle, au fond, je me défendais contre la fascination spirituelle qu'il avait commencé d'exercer sur moi sitôt que je l'ai vu et peut-être même avant. J'ai vraiment vécu cette rencontre comme un profond décentrement, comme si, d'un coup, je me trouvais capté par un maelstrom de pure puissance, me déportant comme malgré moi de la trajectoire que je me proposais. Dès mes premiers contacts avec Chhimed Rigdzin Rinpoché (et jusqu'à sa mort en 2002 — curieusement pas au-delà), je l'ai très souvent vu en rêve — parfois dans des rôles en quelque sorte secondaires, comme un figurant passant à l'arrière-plan. Le degré d'emprise (je ne sais pas comment dire la chose autrement) qu'il a exercé sur mon imaginaire, pour dire le moins, a été tout de suite extrême; moi qui avait d'abord apprécié son extraordinaire humour noir et sa manière de souligner sans vergogne les côtés ridicules même de grands dignitaires du bouddhisme tibétain a rapidement cédé la place à une sorte de terreur diffuse devant ce qui m'apparaissait comme un engouffrement par une puissance quasi-magique, ou du moins, dont je ne saisissais nullement la caractère spirituel.
Au fond, c'est ce que je lui disais dans cette brève lettre en tibétain : que je serais heureux de le servir, notamment lors de ses passages à Paris; mais que j'étais disciple de Nyoshül Khenpo, que je devais donc suivre en priorité. Bref, je tâchais de tenir ferme la barre de l'itinéraire spirituel que j'avais en vue et, d'une certaine manière, cette lettre exprimait donc une part de résistance à l'entraînement, à la puissance force gravitationnelle, que sa personne exerçait déjà sur moi.
Quand je l'ai revu à Paris, il m'a répondu sur cette lettre, comme si elle l'avait profondément contrarié, et cela, de plus, devant ses disciples français et devant Gudrun Knauesberger, une jeune femme allemande qui partageait sa vie — ce qui, bien sûr, augmentait le côté humiliant du «remontage de bretelles» que j'ai eu à subir. Je dirai quelques mots plus loin, au reste, de ces sorties souvent violentes de Chhimed Rigdzin Rinpoché, qui n'avaient pas forcément le sens que la puérilité néo-bouddhique leur donnerait volontiers («Rinpoché a dit cela pour casser ton égo», etc.).
Toujours est-il que, lors de cette entrevue, Chhimed Rigdzin m'a dit, en substance, ceci (dans son anglais étrange dont je donnerai plus loin quelques échantillons) :
« J'ai bien lu ta lettre ; je l'ai lue trois fois. La première fois, je n'ai rien compris ; la deuxième fois, j'ai corrigé les fautes d'orthographe ; la troisième fois, je n'ai toujours rien compris et je l'ai jetée à la poubelle. »
Puis il m'a parlé en tibétain, ou plus exactement, dans le dialecte de sa région, comme pour tester mon degré de compréhension du tibétain (je n'avais que deux ans, à peine, de tibétain derrière moi). C. R. Lama était originaire du Golok, région à la frontière du Khams où l'on parle une langue plutôt semblable à celle de l'Amdo, qu'à l'époque je n'avais jamais entendue et qui demande un véritable apprentissage. N'ayant rien compris, naturellement, à ce qu'il me disait, j'ai répondu en tibétain :
Ha go ma song, c'est-à-dire : « je n'ai pas compris» ; ce qu'il s'est empressé de corriger en disant : Ha go gi mi ’dug, c'est-à-dire : «je ne comprends pas».
Les deux formules sont, en réalité, parfaitement interchangeables ; je n'avais pas commis d'erreur, mais apparemment il était important de m'infliger cette humiliation sur le B-A BA de la langue parlée tibétaine. Mais je n'avais pas fini de me faire laver la tête.
En effet, la conversation s'est alors engagée sur le terrain de la philosophie; je ne sais pourquoi, je lui ai dit, ce qui pour un tibétain est une véritable provocation, que je me sentais plus proche, philosophiquement, de l'idéalisme bouddhique du Vijñānavāda que du Madhyamaka. Quand il m'a demandé pourquoi, je lui ai dit qu'il me semblait que le Madhyamaka (tel que je le comprenais à l'époque) donnait trop de part au langage dans la construction de l'illusion. J'avais un peu étudié la présentation Gelukpa du Madhyamaka telle qu'elle était accessible dans les rares et maigres publications disponibles à l'époque, et il m'avait semblé que les auteurs disaient que les choses n'étaient que «simples imputations nominales sur la base de désignation d'agrégats destructibles». Il me semblait que donner ce rôle central aux «imputations nominales» posait un problème très profond pour comprendre ce que pouvait être l'illusion dans laquelle étaient plongés des êtres dénués de langage, à commencer par les animaux.
Chhimed Rigdzin m'a répondu, en substance : « Qu'est-ce que cela peut te faire? Es-tu un porc ou un chien?» (Je ne suis plus très sûr des animaux, mais le sens était bien, en gros, celui-là). Naturellement, la réponse n'était qu'une rebuffade ; philosophiquement, chacun voit qu'elle n'avait aucun sens.
Et puis le lama m'a demandé :
« Who is your master ? Nyoshül Khenpo ? He's old ! He's sick ! He will soon die ! »
La réponse avait un côté comique, dans la mesure où Chhimed Rigdzin Rinpoché avait à peu près dix ans de plus que Nyoshül Khenpo. Mais en même temps, il est vrai que l'état de santé du Khenpo était extrêmement précaire. Et surtout, il est vrai que, tout en y pensant toujours, je n'avais pas réfléchi sérieusement à ce qui arriverait quand il serait mort, et sa mort, survenue dix ans plus tard (trois ans avant celle de Chhimed Rigdzin), devait me causer un ébranlement profond, dont, d'une certaine façon, mon adhésion au bouddhisme est morte au terme de dix ans de pénible agonie.
Dans la suite de ces souvenirs, je dirai un mot de cette manière extrêmement brutale qu'a eu Chhimed Rigdzin de me parler. Je suis persuadé, comme je l'ai déjà indiqué sommairement, que ce n'est rien de ce que l'on pourrait croire en termes de mortification de l'amour-propre : au fond, je reste persuadé qu'il était tout à fait faux qu'il y ait eu des fautes d'orthographe dans ma lettre, ou qu'il n'ait pas pu la comprendre, etc. Et mon expérience globale de sa fréquentation me donne à penser que, d'une manière générale, il était bien plus du côté d'un renforcement des personnes, que d'une entreprise de démolition de leurs tares morales par l'humiliation. Simplement, avec lui, il fallait acquérir une très grande souplesse, une écoute, une disponibilité toujours fraîche, qui est du côté du sens étymologique du terme de docilité, qui n'a pour ainsi dire rien à voir avec la soumision. Chhimed Rigdzin Rinpoché a sans doute été pour moi le plus grand pédagogue de la liberté et de la solidité dans le fait de suivre fermement son propre fil singulier contre toutes les tentations de se conformer au bon plaisir des autorités. Mais cela passait, de sa part, par ces sortes de bourrades verbales, qui donnent la matière de la plupart des histoires amusantes qu'ont à raconter ceux qui l'ont connu de près.
Pour en revenir à cette deuxième rencontre de l'année 1989 (sauf erreur, qui ne serait que de quelques mois), l'impression que ce lavage de tête m'a fait a été assez positive: comme je devais lui servir d'interprète pendant une semaine entière peu après, je me suis dit qu'il fallait qu'il tienne à me dire ces choses si dures, pour avoir pris le risque de me faire fuir au moment où il n'allait rien pouvoir faire sans moi, du moins pour ce qui était de recevoir des visites (et des consultations de médecine tibétaine). En somme: j'ai eu envie de voir la suite et je me suis engagé dans cette aventure, qui est l'une de celles que, dans ma vie, je ne regrette nullement, à la différence de bon nombre d'autres, qui ne valent que comme impasses dont l'expérience a été féconde.