Souvenirs relatifs à Chhimed Rigdzin Rinpoché, n° 6. L’anglais de C. R. Lama ; les pratiques rituelles ; son charisme étrange
Publié le 23 Juin 2017
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Il y a beaucoup de choses dont je me souviens à propos de Chhimed Rigdzin Rinpoché, sans être forcément capable de bien les situer dans une chronologie — disons, des logia de C. R. Lama, souvent d’ailleurs au moins aussi savoureuses par la forme que par le fond, notamment à cause de son anglais très singulier.
En somme, comme beaucoup de Tibétains, surtout parmi le peu qui parlaient anglais dans cette génération, il le parlait d’une manière tout à fait bizarre, avec beaucoup de tibétanismes ; dans son cas, c’est même presque toute la grammaire de son anglais qui était tibétaine.
Voici quelques exemples de phrases typiques :
« You to me what say ? I your nonsense not understanding ! »
Ou encore :
« I your politics not doing. »
Plus amusant quant au contenu, quoique moins tibétain pour la syntaxe :
« I not trusting women and snakes. »
Cette langue bizarre occasionnait évidemment nombre de contresens de traduction. Je me souviens ainsi d’un jour où, à Paris, Chhimed Rigdzin Rinpoché s’était piqué de défendre la thèse de… la génération spontanée.
À l'appui de son idée, il donna l’argument suivant : qu'une fois, il avait fermé hermétiquement des bouteilles d'eau et qu'au bout d'un moment, étaient spontanément apparus des «six feet animals ». Le traducteur, pourtant habitué, mais probablement déconcerté par l’extrême bizarrerie du propos (il est médecin…) a traduit : « des animaux d'un mètre quatre-vingt ». Cela rendait la chose encore plus savoureuse dans le genre burlesque, bien sûr.
Sa manière de prendre à parti les gens était rendue encore plus violente par cette langue «en vrac», qui donnait parfois l’impression de recevoir un seau de boue dans la figure. À un jeune homme qui le rencontrait pour la première fois peut-être, dans une retraite où il fallait chanter une longue pratique rituelle et qui n'avait pas le texte, il demanda une fois où était son texte pour la pratique, et comme ce dernier avait répondu par un geste évasif, il lui dit quelque chose comme :
« Why you sitting here waving head like dog ? »
Ou quelque chose de même farine. Au reste, il faut dire que la forme normale d'enseignement de C. R. Lama était à peu près celle-là : il faisait chanter d'interminables rituels extraits surtout des révélations de Terchen Nüden Dorjé de Khordong (plus rarement, des textes du Jangter) ; et puis, d’un coup, il interrompait la récitation, soit pour prendre quelqu’un à parti, soit, plus souvent, pour lancer une question, notamment sur le sens du texte récité.
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Il faut dire un mot de ces textes de « sadhanas » dont Chhimed Rigdzin Rinpoché faisait la pratique principale de ses disciples.
Aucun autre lama que j'aie suivi ou à qui j'aie servi de traducteur ne faisait réciter des textes aussi longs et aussi compliqués. Les livres de pratique étaient énormes, parce que le lama faisait éditer le texte en caractères tibétains, avec sur la ligne immédiatement inférieure une phonétique, puis, ce qui est plus rare dans les «centres du Dharma», un mot-à-mot, et enfin une traduction. Pour être exact, la qualité de ces traductions était souvent très mauvaise; mais comme elles étaient pratiquement dictées par C. R. Rinpoché, il était impossible de proposer d’y retoucher quelque chose sans se faire copieusement laver la tête.
Dans les années récentes, j'ai décidé de me départir de ces gros volumes photocopiés, dont je n'ai évidemment plus l'usage. C'est peut-être dommage : ils avaient de grandes qualités, notamment, je n’ai jamais rien vu de semblable, dans les textes de pratique destinés aux Occidentaux, pour ce qui est de présenter des rituels tibétains dans leur forme intégralement complète. Les disciples de Chhimed Rigdzin Rinpoché apprenaient aussi le maniement des instruments rituels, vajra, clochette, damaru, etc. En revanche, Rinpoché expliquait très peu le sens de ces rituels.
Les retraites avec lui étaient donc de longues journées de récitations de longs textes rituels, telle la « Grande Rigdzin », c'est-à-dire un rituel de Padmasambhava aux huit formes, ou encore la pratique de Dorjé Drolö, forme terrible de Padmasambhava. C'était déconcertant en regard des pratiques d'autres lamas, chez qui les «retraites» sont surtout l'occasion de donner des enseignements. Au fond, Chhimed Rigdzin n'expliquait pratiquement rien; il fallait rentrer avec docilité dans un dispositif globalement «sans phrases».
En cela comme dans sa forme propre de «folle sagesse», tout se passe comme si l’efficience (en un sens quasi magique) primait sur la compréhension du sens: en somme, se faire le disciple d’un tel maître voulait dire: entrer dans une sphère d’actions que l'on subissait sans bien comprendre de quoi il s’agissait. Peut-être un peu comme dans une psychanalyse, où l’inconscient affleure et se met à produire des effets, sans que jamais, malgré les efforts pour amener à la conscience les matériaux inconscients, on arrive à une pleine et entière transparence. Avec Chhimed Rigdzin, il y avait non pas tant une soumission aveugle à une autorité tyrannique, qu'une forme de docilité qui impliquait d’entrer dans un processus dont on ne maîtrisait pas plus le sens que le mode opératoire.
Les rieurs diront sans doute qu'il fallait être fou pour mettre ses pas dans les traces d'un vieillard en apparence aussi foutraque. Mais c'est, du moins pour moi, qu’à côté du rayonnement, du charisme étonnant de ce personnage (en somme: il donnait l’impression d’une sorte de puissance énorme, comme on s'imagine qu’on en aurait le sentiment devant un réacteur nucléaire, ou encore, comme quand on contemple un fauve, même dans un zoo — avec, de plus, une sorte de dimension d’inquiétante étrangeté, une ambiguïté morale, l’impression d’un être appartenant un peu à une autre dimension, même si par ailleurs il avait des côtés très familiers et terre-à-terre, sans aucune mise en scène cléricale, quand on le côtoyait comme j'ai pu le faire quand j'ai passé des journées entières à lui servir d’interprète au temps où j'étais étudiant), il y avait aussi (du moins pour moi) des sortes de traces indirectes d’action incompréhensible. Un psychanalyste parlerait peut-être de transfert ; pour moi, la chose était étrange, parce que mon engagement conscient, ma fidélité volontaire, allait plutôt vers un autre maître tibétain, Nyoshül Khen Rinpoché, à propos de qui je pense écrire plus tard aussi quelques souvenirs. Mais tandis que je ne rêvais jamais de Nyoshül Khenpo, Chhimed Rigdzin Rinpoché, dès que je l’ai rencontré, s’est constamment imposé dans mes rêves.
Autre chose, dont je n’ose qu’à peine parler en raison du discrédit intellectuel et moral que sa déclaration en termes propres pourrait faire retomber sur moi (mais, au fond, qu'importe? Il faut dire les faits; on n'est pas obligé d'en tirer des conclusions, quand, en toute bonne foi, l'on n'y comprend rien) : Chhimed Rigdzin Rinpoché m'a fait beaucoup de prédictions, portant sur des choses qu'il ne pouvait pas connaître ; beaucoup se sont réalisées alors qu’elles n'étaient pas vraisemblables. Il en reste quelques-unes en suspens ; je consacrerai un petit chapitre spécialement à ces prophéties, en tâchant aussi de me rappeler celles qu’il disait que son propre maître, Tülku Tsurlo, lui avait faites.
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